[Chanson Culte #31] – You’re Gorgeous de Babybird, le tube qui tue (même son auteur)

Babybird - You're GorgeousLa pop enchante et la pop tue. Ce n’est même pas une contrepèterie mais quelque chose qu’on ne dit pas assez. On sait que la vie de Brian Wilson a été (en partie) détruite par une chanson (un album) des Beatles, que Ian Curtis s’est pendu en musique. Il y a des gens qui se rencontrent, font l’amour ou se mettent sur la tronche en écoutant une chanson fétiche. Il y a dans le genre de belles mélodies, des chansons à boire, d’autres pour faire l’amour, des chansons pour affronter le froid et d’autres qui donnent chaud ou font tomber la chemise. A l’échelle de la pop, You’re Gorgeous est un point sur l’axe des temps, un truc qu’on ne voit pas à l’œil nu, une chanson sans importance mais qui, comme toute chanson pop, agit dans la démesure pour quelques uns.

C’est un point (ce qui en fait une ligne techniquement parlant, qu’on peut suivre comme un rail de coke) qui court entre 1996 et 2018 en joignant une longue liste de réjouissances, de mariages (une douzaine par an en Angleterre d’après les statistiques), d’amourettes, de parties de jambes en l’air et de fêtes alcoolisées. C’est une chanson qui s’écoute au supermarché (lowcost de préférence), dans les stations service, sur les radios nostalgie, une chanson bas de gamme qui est culte par la force de sa diffusion et sa persistance dans le temps, plus que par son évidence et par le respect qu’elle inspire. You’re Gorgeous n’en est pas moins intéressante . C’est une chanson qui a changé des vies et qui a elle seule a détruit la carrière de son créateur qui lui ressemblait si peu. C’est une chanson bénie et une chanson maudite, une chanson de contrepied et de contresens, un hymne pop décalé et gras dissimulé dans une guimauve. Si on parle de ce titre plus de vingt ans après, c’est parce que le morceau est l’archétype des tubes qui poursuivent l’auditeur et leur auteur avec le même acharnement que des fantômes japonais. A sa manière, on tient là l’équivalent brit pop d’un Born To Be Alive chez les gnous, une chanson si forte qu’elle développe un pouvoir dévastateur et en même temps si prévisible qu’elle ne figurera jamais dans la liste des morceaux qui imposent le respect ou suscitent l’admiration.

Car c’est dit : You’re Gorgeous n’est pas A Day in Life. You’re Gorgeous n’est pas Good Vibrations. Pas plus que Stephen Jones n’est Paul Mc Cartney, Brian Wilson ou Ray Davies. C’est juste une série d’accords habile et traditionnelle montée dans un crescendo plutôt bien foutu mais aussi un refrain en béton, chanté d’une voix qui rappelle (et cela ne doit rien au hasard) la voix d’un Bono ou d’un Ian Mc Culloch qui auraient décidé de ne pas se prendre au sérieux. On a beau chercher, si la chanson a connu un succès si redoutable, c’est sans doute parce que son refrain est romantique et irrésistible. Encore aujourd’hui, c’est ce qui tient l’ensemble debout : la puissance et l’évidence de ce refrain, chanté à tue-tête comme une déclaration d’amour de la plus belle et la plus naïve des sincérités. You’re Gorgeous a un petit côté vulgaire, voire plouc, un air de roublardise et d’opportunisme qui aura suffi à sa manière à détourner une partie du public d’un auteur pourtant apparu sur la scène publique comme le héraut du DIY et d’un courant lofi alors à contre-courant des goûts de l’époque.

Le chômage est l’avenir du lo-fi

Car You’re Gorgeous revient de loin. En 1994, Stephen Jones est au chômage. Il loue une petite chambre dans laquelle il s’ennuie à mourir, entre deux sorties pour toucher ses allocations, le club de théâtre de Nottingham et le pub du coin. Du coup, il se procure un magnétophone et se met à écrire des chansons. Comme il le raconte dans sa biographie, le jeune homme qui a pas mal voyagé, notamment en Nouvelle Zélande pour suivre sa famille, n’a pas de prédispositions particulières pour la musique. Il aime cela comme un élément d’une culture plus vaste. Il aime la pop tout autant que la littérature. Il fait du théâtre et c’est là que pour une production, il lui prend l’envie de composer un morceau. Puis deux. Après quelques mois, la formule prend son rythme de croisière jusqu’à atteindre le chiffre faramineux de 400 chansons, au bas mot. On parlera ensuite de 600, gravées avec les moyens du bord et sans aucune possibilité d’amender le travail. A l’été 1995, Stephen Jones sort sur un label qu’il crée à cette seule fin un premier disque issu de ses sessions « on the dole ». La société Chrysalis lui a en effet proposé un contrat de publication mais pas d’édition. Le disque, I Was Born A Man, est tiré en petite série en CD (1000 exemplaires) et attire l’attention immédiate de pas mal de monde. Trois mois plus tard, il récidive avec un autre CD de 17 titres, Bad Shave. Mais c’est en décembre avec le 3ème volume de la série, Fatherhood où il apparaît enceint de quelques mois (vraisemblablement d’un fût de bière), qu’il commence sérieusement à se faire repérer à l’international. Les disques (deux autres suivront) sont géniaux. Enregistrés avec des bouts de ficelle, ils fourmillent de titres incroyables, pernicieux, élégants, gentiment pop ou carrément tordus. L’univers défini par Babybird est à la fois romantique, cynique et ultra modernes. La liberté y est totale et les thèmes abordés sans aucune contrainte. Ca parle télévision, libéralisme, petite entreprise, religion, amour bien entendu mais aussi crash aérien, maladie, racisme, vie quotidienne. Les 5 disques regroupent une centaine de chansons qui ne forment pas une continuité ni un tout mais définissent une vision du monde où la dureté d’une existence en marge de la société (lunaire presque) se marie à une aspiration de résistant et une délicatesse infinie. Babybird s’impose comme l’outsider par excellence. Sa voix elle-même est dissimulée sous des effets, des samples, presque sans identité, avant, parfois, d’exploser de fierté, de colère ou de folie. A l’époque, Babybird fait son chemin en France. La sortie des 5 disques en moins d’un an époustoufle et crée un mystère autour du personnage qui amène quelques dizaines de personnes à guetter les disques à leur sortie et à s’en arracher les rares exemplaires disponibles. Il y a une beauté dans cette existence souterraine et marginale qui installe la légende d’un homme seul, d’un prince différent et excentrique, niché dans une chambre d’ado. Babybird est dans la lignée des Syd Barrett, des Dan Treacy et autres Morrissey, ces types qui moisissent quelque part dans l’Angleterre profonde et espèrent un jour sortir de l’ombre.

L’oisillon sort du bois/nid

La surprise est presque totale lorsqu’on découvre enfin le gaillard sur scène. Stephen Jones assemble un groupe d’amis dont Luke Scott à la guitare, un futur prof d’histoire, Rob Gregory à la batterie, toujours à ses côtés près de 25 ans plus tard, et le jeune acteur Huw Chadbourn qu’un cancer a emporté il y a un an. Stephen Jones est d’abord fébrile mais développe très vite un personnage (il est issu du théâtre) typiquement anglais, un brin crâneur, assurant de longs soliloques ironiques et dépréciatifs. Surtout, il dévoile très vite une voix hors du commun, puissante, très agile et qui lui permet de souligner les outrances de ses textes. Personne n’est dupe : la voix de Babybird est si distincte et évidente, qu’elle le sort d’emblée du courant lofi auquel ses productions le prédestinaient. Chrysalis ne s’y trompe pas et finit en 1996 par lui offrir un contrat sur l’un de ses labels Echo Records, sous réserve qu’il réenregistre ses anciens morceaux et des nouveaux avec son groupe et en chantant… correctement. En juillet 1996, sort Goodnight, le premier morceau repris de Fatherhood en mode majeur. Le single fonctionne bien mais ne permet pas de prévoir le raz de marée qui suit. You’re Gorgeous ne se classe « que » 3ème des charts anglais mais aligne une durée de vie dans les plus hautes positions qui taquine les 20 semaines. Le titre s’écoule par wagons pendant plus de six mois et devient l’une des meilleures ventes de l’année. Ugly Beautiful, l’album gravé par le groupe sort en octobre et est lui aussi un immense succès. La pop tordue fragile et braillarde de Stephen Jones devient une attraction nationale : le malentendu commence.

On passera sur la suite des événements. En 1998, Stephen Jones sort son chef d’oeuvre There’s Something Going On, un monument d’équilibre entre son univers décalé lo-fi et les contraintes des musiques populaires. L’album n’atteint pas le degré d’écho (et de ventes) du premier mais lui permet de rejouer, avant que les ventes ne déclinent progressivement et que l’ancien chômeur de Nottingham ne soit rendu à sa véritable position : celle des débuts, d’un agitateur poétique et brillant condamné à exister dans la marge et à briller dans le noir et l’anonymat. La fanbase se réduit, tandis que le jeune homme se perd dans l’ivrognerie et les excès liés à son succès soudain. Par un étrange retournement de perspective, et après quelques albums passés relativement inaperçus, Stephen Jones a repris les choses à zéro en utilisant les nouvelles possibilités offertes par le net. Son existence sur bandcamp l’a ramené à ce qu’il faisait de mieux : composer des miniatures en série pour des happy few. Il y a dans le lot de ses disques artisanaux (des milliers en cinq ans) quelques pépites qui attendent leur heure et qui, jusqu’ici, n’ont pas eu la chance de se frayer une voie vers le mainstream. Parmi elles, sans doute est-ce qu’il y a un autre You’re Gorgeous potentiel, prêt comme son prédécesseur à être entonné ou… à passer à la trappe.

G-O-R-(E)-G-E-O-U-S

Car You’re Gorgeous est la chanson qui change tout mais qui a bien failli ne pas exister. Perdue parmi les 400 titres enregistrés par Stephen Jones, la version démo (que l’artiste a révélé depuis) ne sort pas du lot pour son auteur. Elle est si anodine qu’à aucun moment avouera-t-il, elle n’a failli figurer sur l’un des cinq disques qu’il a sortis coup sur coup à partir de l’été 1995. You’re Gorgeous est pourtant là avec son double sens et ses shalala. Tout y est ou presque, comme si quelqu’un avait écrit GROS TUBE dessus : le refrain fédérateur, les lettres de l’alphabet récitées de manière irrésistible à l’entame (pas encore), les shalala/ bababa qui feront frissonner de plaisir quand Jarvis Cocker en abusera avec Pulp quelques mois plus tard ainsi que cette image idiote et tellement iconique véhiculée par les paroles d’une femme étendue sur un capot de voiture pendant qu’on lui chante une romance.

Il y a, comme cela arrive parfois pour certains tubes mais ici avec une vraie distorsion, un écart extrêmement important entre ce que le public entend et ce que la chanson raconte. Tout le monde retient l’histoire d’amour et la promesse du « i’d do anything for you » qui assureront la longévité du morceau dans les cérémonies de mariage, tandis que la chanson évoque simplement le désir d’un photographe pour une nymphette qu’il photographie à poil sur une voiture et à qui il promet la couverture des magazines. Le malentendu est total : le « i’d do anything for you » est un engagement de tromperie, un mensonge qui sert la mise en scène. Que dire de l’imagerie qui suit : le glaçon qui tend la pointe des seins, la bagnole, les jambes écartées et les genoux en l’air. Le romantisme est un trompe-l’oeil qui dissimule à peine une séance de photo porno et l’expression d’un désir non seulement essentiellement sexuel mais aussi reposant sur une série de « clichés » rabâchés plus que répugnants. Le clip lui-même met en scène un chanteur proxénète qui préside aux débats sans en être dans un costume blanc trop clair pour être honnête. L’étrangeté qui se dégage de la vidéo peut semer le doute dans l’esprit d’un public pourtant mis en sécurité par la bonhommie typiquement anglaise (cheveux blonds, ventre de buveur de bière) du chanteur.

Le prodige avec Babybird n’est pas qu’il n’ait eu que cet unique succès planétaire mais bien qu’il ait réussi avec cet univers si particulier, sexuel, dérangeant et décalé à investir le mainstream le temps d’un flirt. A une autre échelle, la comparaison avec Pulp se pose puisque, venu de plus loin (les deux hommes restent associés à la ville de Sheffield), Cocker connaîtra peu ou prou la même destinée, même si son intelligence et sa capacité à « performer » en dehors du milieu de la musique, lui assureront une célébrité plus durable. Sur le plan musical, Pulp, après l’embellie Different Class, regagnera assez vite sa place de groupe différent pour les tordus et perdra sa capacité à se connecter avec les masses. On peut considérer que, contrairement à Stephen Jones, retourné à l’anonymat, Cocker s’est perdu musicalement pour durer, tandis que Jones, avec toute l’ambiguïté de ces rapports conflictuels au succès et à l’insuccès qu’il partage avec d’autres, a sciemment coulé le navire qui ne voulait plus de lui. Bugged, son troisième album, est un album trash de parfait saboteur, que l’artiste enchaînera en 2003 avec un album solo remarquable « dans la lignée de ses premiers enregistrements », Almost Cured of Sadness. Ce joyau, troisième sommet de son oeuvre, vaut tous les You’re Gorgeous du monde.

Lors de ses séjours sur scène, Jones ne tentera presque jamais de faire disparaître la chanson par laquelle il avait péché, celle qui avait éclairci les rangs de ses fans indé, mais se contentera de la martyriser, de la détourner ou de la malmener en en changeant le rythme ou la tonalité, avant de la rédécouvrir et de l’interpréter comme s’il était « lui-même un cover band de Babybird reprenant une reprise de sa propre chanson« . A notre époque, tout est mise en abîme même les mises en bière. L’un des meilleurs morceaux de l’auteur, mis particulièrement en avant lors de la dernière tournée, peut à cet égard être interprété comme l’anti You’re Gorgeous. Take Me Back est l’un des morceaux les plus directs, touchants et efficaces évoquant les violences faites aux femmes. L’affreux goujat de You’re Gorgeous y est renvoyé d’où il vient, dans le néant de la violence et de l’oubli.

En attendant et parce qu’il faut bien conclure sur le sujet (jusqu’à la prochaine livraison), la seule solution qui se présente à nous est de chanter You’re Gorgeous en VERSION KARAOKE en buvant et en touchant une paire de seins.

Y-O-U-R-E G-O-R-G-E-O-U-S
Remember that tanktop you bought me
You wrote « You’re gorgeous » on it
You took me to your rented motor car
And filmed me on the bonnet
You got me to hitch my knees up
And pulled my legs apart
You took an instamatic camera
And pulled my sleeves around my heart
Because you’re gorgeous, I’d do anything for you
Because you’re gorgeous, I know you’ll get me through
You said my clothes were sexy
You tore away my shirt
You rubbed an ice-cube on my chest
Snapped me ’til it hurt
Because you’re gorgeous, I’d do anything for you
Because you’re gorgeous, our love will see us through
Ba, ba, ba, ba, ba, ba, ba, ba, ba
Bababa, bababa, bababa, bababa, bababa, bababa, bababa, bababa, bababa, haha
You said I wasn’t cheap
You paid me twenty pounds
You promised to put me in a magazine
On every table, in every lounge
Because you’re gorgeous, I’d do anything for you
Because you’re gorgeous, I know you’ll get me through

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