Roman-fleuve et véritable page turner, Ambassador Hotel déjoue la malédiction qui touche (généralement) les romans consacrés exclusivement au rock pour nous plonger, en totale immersion, dans la longue et sinueuse vie d’un groupe dinosaure fictif.
Le livre, écrit par l’écrivain canadien Marie Desjardins, démarre à Montréal en 2014, alors que le groupe RIGHT (en majuscules) entame sa dernière tournée internationale. Fondé plus de 50 ans auparavant, RIGHT est un groupe de rock progressif qui se situe quelque part entre Led Zeppelin (pour la musique) et les Rolling Stones (pour tout le reste). Emmené par un chanteur ultra charismatique et héros nostalgique de ce roman, Roman Rowan, RIGHT est un groupe de costauds à guitares dont la renommée n’atteint certes pas celle de Jagger et sa bande mais qui évolue toutefois dans la plus haute division du rock international. De salles en salles et de concerts en concerts, on suit RIGHT dans sa dernière configuration scénique, c’est-à-dire un mélange de jeunes pousses et d’anciens, tandis que Roman Rowan effectue le bilan de sa vie et est hanté par les fantômes de sa jeunesse.
Petites chattes et électricité
L’écrivain Marie Desjardins construit ses presque 600 pages avec une belle assurance, découpant le récit autour de « séquences » marquantes qui entremêlent le récit de l’ultime tournée avec des flashbacks de l’histoire du groupe. On suit ainsi la formation du groupe, l’agrégation de deux cellules souches ennemies et complémentaires l’une menée par le chanteur et l’autre par sa némésis et en même temps catalyseur de talent, le pianiste surdoué et dingo Bronte. Mais l’événement déterminant ici est le séjour du groupe à l’hôtel Ambassador Hotel lors du fameux soir en 1968 où Bob Kennedy se fait tirer dessus. Roman Rowan et son compère composent alors une chanson à chaud sur l’événement, Shooting at The Hotel, qui cartonne et les propulse dans la stratosphère médiatique, alors que le groupe végétait depuis quelques années en seconde division. Le procédé est balourd et pas forcément des plus crédibles (on voit mal comment cet événement important, mais pas historiquement décisif, aurait pu accoucher d’un groupe générationnel quasi instantanément) mais fonctionne si on y croit. Dès lors, RIGHT est intouchable et devient grand. La chanson les suit partout et devient leur sésame pour la grande vie, en même temps que le fardeau des one-hit wonders.
I shot the Kennedy
Desjardins décrit avec passion le quotidien d’un groupe de ce type : l’alcool, le sexe (les groupies, les chattes, les jeunes filles en fleurs/pleurs), les tiraillements internes, le poids des entourages, la descente qui suit les tournées. La narration est attentive et rend à la perfection le caractère rébarbatif et répétitif des tournées, les tentatives d’isolement et l’installation d’une forme de routine organisée au sein même d’une décadence sans règle. Le livre pourra en ennuyer certains pour cette raison même mais la répétition sadienne des scènes, des orgies, des baises relaxantes du goûter et des excès est admirable et probablement l’acquis majeur du roman. Roman Rowan est hanté tout du long par la figure d’une de ses conquêtes disparues, Havannah, une photographe cubaine, dont il capte le souvenir au gré de ses pérégrinations autour du monde. Ambassador Hotel fonctionne comme un James Bond en nous faisant voir du pays. La tournée se déploie sur tous les continents avec la même émotion et le même méthodisme froid, mécanique et en même temps intime, gigantesque et à fleur de peau. La deuxième des trois parties utilise la réalisation d’un DVD en l’honneur des 70 ans de Roman Rowan pour proposer une habile biographie orale de ce dernier par les siens qui n’exploite pas tout à fait son potentiel. Si le procédé est chouette, Desjardins n’en tire pas suffisamment de matière pour offrir un contrepoint enrichissant sur son personnage principal. Roman Rowan fascine mais ne dépasse que rarement le cadre qu’on lui a assigné : celui d’un rockeur quelque peu torturé mais finalement assez simple à cerner dans son attirance pour la liberté et la peur de finir seul. Ceux qui gravitent autour de lui entre Bronte le génie contrarié, Clive l’ami fidèle, son épouse et sa fille constituent une galerie de personnages attendue mais plutôt bien croquée.
Ambassador Hotel vaut aussi pour les belles descriptions de concerts qu’il propose. On sent le frisson des guitares, l’angoisse du chanteur, l’électricité de la relation au public, le flash du succès comme si on y était.
Avec ses nombreuses qualités et ses quelques défauts (une écriture passe-partout et des longueurs), Ambassador Hotel n’en reste pas moins un excellent moment de lecture et une belle réflexion sur ce qu’est faire partie d’un groupe à succès. Desjardins se dégage très bien du caractère fictif de son groupe (souvent rédhibitoire dans ce genre d’exercice) pour nous embarquer dans la tournée la plus sexy et la plus grandiose à laquelle on aura jamais accès. Rien que pour ça, le livre plaira à tous ceux qui comme nous ne vivront jamais cela que par procuration. Ambassador Hotel est la lecture de vacances idéale.
Ambassador Hotelde Marie Desjardins – Editions du CRAM – 587 pages