Quand Sinéad O’Connor et Massive Attack pleuraient les enfants de Soham

Sinéad O’Connor - Massive AttackEn 2003, on découvre sur le nouvel album de Massive Attack, 100th Window, trois contributions au chant de Sinéad O’ Connor. A cette époque, la cote de popularité de l’Irlandaise est au plus bas. Elle a sorti peu avant un album de chansons traditionnelles irlandaises, Sean Nos-Nua que personne n’a écouté et s’apprête à annoncer une première fois qu’elle quitte le monde de la musique pour étudier. Elle ne reviendra véritablement qu’en 2007 avec le double album Theology, même si elle sort en 2005 un étrange disque de dub (des reprises également) qu’elle enregistre en Jamaïque.

Lorsqu’elle entre en studio avec Massive Attack, il n’y a pas grand monde derrière elle. Le groupe qui s’organise désormais autour du seul Robert Del Naja et de son producteur et co-auteur Neil Davidge a plus ou moins écrasé quatre mois de sessions d’enregistrement démarrées l’hiver précédent et qui n’ont mené nulle part. Ces sessions étaient largement improvisées et la musique calée sur les variations de lumière dans le studio. Début 2002, le 11 septembre est passé par là. Robert Del Naja est persuadé que le ton doit changer et que la musique de Massive Attack doit rendre compte de l’éclatement des repères et de l’agitation du monde.

Les nouveaux morceaux sont plus heurtés, presque expérimentaux, minimalistes parfois et limités au grondement d’une basse ou d’un synthé. L’album ne contient aucun sample et s’en retourne au dark trip-hop des débuts dont ont été évacués presque toutes les tentations sould ou jazzy. Le ton est inquiet, sombre, profond et engagé. C’est dans ce cadre là que Sinéad O’Connor va opérer, sa paranoïa nourrissant celle d’un Del Naja qui ressent profondément l’insécurité qui règne. L’écriture de Prayer for England intervient dans le contexte émotionnel particulièrement puissant des meurtres de Soham. En août 2002, on découvre le corps de deux petites filles dans un fossé prêt d’une base de la Royal Air Force à Soham, une ville de 12 000 habitants située dans l’Ouest du pays. Les deux victimes Holly Marie Wells et Jessica Aimee Chapman ont dix ans. Elles ont disparu une douze de jours plus tôt. Après une journée passée entre copines et un détour par le centre commercial, les deux enfants qui ont passé un peu plus tôt des maillots de football de Manchester United rentrent chez elles, en passant devant la maison du CPE (responsable des surveillants) de la Secondary School locale, un certain Ian Huntley, âgé de 28 ans à l’époque. Celui-ci les invite à entrer chez elle et les rassure en disant que sa petite amie est dans l’appart. Elle est en réalité dans le bled d’à côté en visite chez sa mère. Ce qui arrive ensuite est un mystère. Huntley expliquera aux policiers que l’une des petites filles saignait du nez et que c’est pour cette raison qu’il les a fait entrer chez lui. En tentant d’arrêter l’hémorragie dans la salle de bains, il aurait glissé et malencontreusement précipité la petite fille dans la baignoire où il venait de donner un bain à son chien. La fille se serait assommée et noyée devant lui. En tentant de calmer son amie qui se mettait à hurler, il l’aurait étouffée par accident.

La version  ne tient évidemment pas la route. Huntley dans les dix années qui précèdent a été signalé à la police trois fois parce qu’ils entretenaient des relations sexuelles avec des mineures de 13 et 15 ans qui refuseront toutefois de porter plainte contre lui. En 1997, la police est saisie d’une plainte qui rapporte que Huntley a agressé sexuellement une petite fille de 11 ans et a menacé celle-ci et sa mère de les tuer si cette dernière portait plainte. Il ne fait guère de doutes que les deux gamines ont été violées avant d’être asphyxiées, même si l’état de décomposition des corps ne permet pas d’en avoir le cœur net. Dans toute l’affaire et notamment pendant l’enquête qui mena à son arrestation, sa copine Maxine Carr et Ian Huntley tentèrent de nier l’évidence. La jeune femme fut condamnée à quelques années de prison (elle sortit au bout de 21 mois). Son copain passera le reste de sa vie en prison.

C’est autour de ce fait divers que Sinéad O’Connor écrit le texte d’A Prayer For England. Elle a dénoncé il y a bien longtemps et de manière précoce les mauvais traitements, sexuels notamment, infligés aux enfants en général, et par l’Église en particulier. De nombreux scandales émergeront en Irlande dans les années qui suivront mais à l’époque, ces dénonciations sont traitées à la légère. Elle fait référence dans le texte presque directement à Huntley en désignant « les enseignants qui représentent si mal la parole de Dieu ». L’adresse qu’elle chante est frontale, d’une simplicité absolue et servie par un chant autoritaire qu’appuie le vrombissement monolithique fourni par Del Naja. A Prayer for England agit comme un pamphlet et a la force d’un uppercut. Ce n’est pas une chanson subtile, ou fine, mais plutôt une lamentation (sur ce qu’est devenue l’Eglise, l’autorité, et le Mal qui a gagné peu à peu le coeur des hommes modernes) qui, musicalement, prend des allures de menace. Comme si Del Naja et O’Connor voulaient mettre en garde les futurs auteurs d’atrocité et les vouer avant qu’ils n’agissent à l’enfer et aux flammes.

La performance d’O’Connor est hypnotique, presque laconique tant sa voix est contrôlée et ne déborde pas du cadre qu’elle s’est fixée. La musique est économe, lourde en basses, martiale. On se croirait dans un tribunal ou une église en tenant lieu. La lamentation est angoissante, désespérée et résolument sombre. Ce n’est clairement pas la performance la plus affriolante et relâchée de l’Irlandaise mais elle reste importante sur son message.

In the name of, and by the power of
The Holy Spirit
May we invoke your intercession for
The Children of England
Some of whom have seen
Murder so obscene
Some of whom have been taken

Let not another child be slain
Let not another search be made in vain

Jah forgive us for forgetting
Jah help us, we need more loving
You see the teachers are representing you
So badly, that not many can see you

Let not another child be slain
Let not another search be made in vain

Sur le même disque, et dans un autre registre très politique lui aussi, Sinéad O’Connor écrit avec Special Cases, qui sera utilisé comme single annonciateur de l’album, un texte magnifique sur les rapports conflictuels entre une femme et son mec. L’ambiguïté repose sur l’incertitude du point de vue. La femme est-elle battue ? Si oui, la chanteuse rend-elle compte de son monologue intérieur qui la pousserait à passer l’éponge ou incarne-t-elle le point de vue du policier, de l’amie, de la mère qui l’invite à ne pas en faire tout un plat ? Faut-il prendre le texte à la lettre, au premier degré, ou est-ce une chanson ironique. Sur Special Cases, l’orchestre engagé par Massive Attack fait des merveilles et l’écrin musical ajoute au mystère du propos.

Don’t tell your man what he don’t do right
Nor tell him all the things that make you cry
But check yourself for your own shit
And don’t be making out like it’s all his

S’il n’a pas la force de percussion évidente d’A Prayer For England, Special Cases est un titre un peu plus séduisant. Dans les deux cas, le travail avec Massive Attack rend compte d’une artiste sans boussole mais éclairée et qui a vu clair sur nombre de faits de société. A-t-elle subi le sort des lanceurs d’alerte ? En a-t-on fait une dingue parce que l’époque n’était pas prête pour ce qu’elle avait à dire ? C’est aller un peu vite en besogne mais la formidable chanteuse sentimentale qu’était Sinéad O’Connor ne peut être dissociée de la chanteuse de combat qu’elle aura été tout du long.

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