[L’Album Idéal #8] – Pere Ubu – 216 Beat Wasteland

David Thomas Pere UbuQuelques heures après la disparition de David Thomas, l’exercice est périlleux mais on s’est essayé selon les règles habituelles (pas de nécessité chronologique, 14 morceaux maximum, pas de side projects sauf exception, etc) à composer l’album idéal du Pere Ubu. La tâche est évidemment quasi impossible avec une oeuvre aussi profuse et surtout qui couvre cinquante ans d’histoire américaine. Entre The Modern Dance (1978), premier album officiel qui intervient lui-même après deux ou trois ans d’activité, et Trouble On Big Beat Street, l’album qui referme en 2023 la discographie officielle du vivant de son auteur, le voyage a été littéralement incroyable et d’une cohérence qui s’affichera redoutable (bien qu’improbable) à celui qui se risquerait à tout écouter d’une traite. David Thomas et les siens (les mêmes souvent, venus, partis et revenus) ont accouché de la discographie la plus radicalement innovante, intelligente, fascinante du demi-siècle écoulé. Si d’autres groupes seront restés vivants quelques années, quelques décennies tout au plus, le Pere Ubu n’aura jamais cessé de surprendre et d’avancer, en gardant au centre de son œuvre cette ambition américaine d’une musique qui se voulait historienne (au sens où elle raconte en permanence l’époque) et exploratrice d’un territoire mental, géographique et référentiel aux dimensions jamais vues. David Thomas aura eu comme fil conducteur, depuis Cleveland et sa topographie, de chanter comment le monde, à travers le temps et l’espace, se mettait en péril et se protégeait. Il aura questionné à travers des références littéraires, historiques et géographiques, mais aussi un travail sur le combustible des musiques américaines (la route, les femmes fatales, l’espace, la guerre, le blues, le jazz), la nature ambivalente des Etats-Unis battant au cœur de la construction et de la destruction du monde occidental.

La musique de Pere Ubu aura été âpre, radicale, mais aussi caressante et dansante. L’album idéal, baptisé 216 Beat Wasteland, en référence à l’indicateur de Cleveland (216) et au Magic Beat, énergie primale que référençait parfois Thomas dans ses chansons ou ses commentaires, est une tentative de rendre le mouvement du groupe, fait d’éruptions vocales et volcaniques, de longs développements hantés et de dérives crépusculaires. On a écarté quelques standards (Non-Alignement Pact ?), retenu des chansons outsiders, perdus quelques neurones en cours de route et tenté de bâtir l’album comme un parcours de vie.

30 Seconds Over Tokyo (1975)

Ce n’est pas parce qu’on ne respecte pas la chronologie qu’on ne doit pas commencer par le début. 30 Seconds Over Tokyo est probablement moins spectaculaire que Heart of Darkness, sa face B, mais c’est évidemment le single qui célèbre l’entrée en scène du groupe (qui à l’époque et pour quelques semaines encore abrite le poète maudit Peter Laughner). Et quelle entrée ! La bombe nucléaire ! L’explosion, un son industriel glacial et presque gothique qui se déverse dans une  apocalypse free jazz. La voix de Crocus Behemoth (le premier pseudo de David Thomas) n’est pas encore un cri aigu et déchirant mais on sent qu’on ne sera jamais là pour s’amuser ou s’endormir. Pour les spécialistes, la version initiale des Rocket From The Tombs est probablement meilleure encore.

Woolie Bullie (Pennsylvania 1998)

Après la fin du monde, rien ne peut être comme avant. Sur Woolie Bullie, l’homme reprend la route et fend une Pennsylvannie abandonnée de tous où tout ressemble à un décor conçu pour imiter ce qu’on appelait jadis la vie. Pere Ubu collecte les traces de culture. C’est Mad Max qui cohabite avec David Lynch. McCarthy qui se mélange avec Conrad. L’Amérique des diners, des déserts mal famés mais aussi du grand mouvement vers l’Ouest. Thomas explicite l’idée qu’il se fait du monde et qui est centrale à toute son oeuvre :

Culture is a weapon that’s used against us
Culture is a swampland of superstition, ignorance and abuse
Geography is a language they can’t screw up

Pere Ubu sera jusqu’au bout le groupe du mouvement, un groupe qui glisse et se déplace sans cesse, un chemin, un doigt qui bouge sur une carte, jamais un instant, une leçon ou un projet culturel.

All Dogs Are Barking (New Pic Nic Time 1979)

Après une entrée en matière inconfortable et percutante, on dévoile avec ce titre ce qu’on pourrait qualifier de “part optimiste” du groupe, un titre atmosphérique et qui envisage le bonheur comme une sorte de “poche” où la souffrance est absente. Une bière. Un espoir. Une maison. Du Coeur. Le groupe chantera aussi ces espaces refuge où l’on peut s’abriter des tumultes/horreurs du monde et se reposer un instant. Dans le grand mouvement du Pere Ubu, ces moments là sont rares et donc précieux. Pour l’album idéal, il était nécessaire d’en placer quelques uns, comme des respirations, des oasis d’humanité.

Song of The Grocery Police (Long Live Pere Ubu 2009 with Sarah Jane Morris)

David Thomas adorait le burlesque et le théâtre. Il y a toujours eu une dimension narrative dans sa musique, un souffle de conteur, des personnages, des situations mises en scène à partir de points de vue précis. Ici Pere Ubu s’adresse à la Mere Ubu. Le groupe adapte enfin la pièce qui lui a donné son nom et c’est assez affreux : pompeux, théâtral, criard, bizarroïde et plus farfelu et flippant que, disons, un roman de Mervyn Peake. Pere Ubu aura parfois été jugé trop arty, trop compliqué pour beaucoup, trop tordu. Et il l’était. Ce n’était pas un défaut, mais une qualité.

Modern Dance (Modern Dance 1978)

Navvy (Dub Housing)

On The Surface (Dub Housing)

On fait d’une pierre trois coups avec ces morceaux là. Au cœur de l’album idéal, impossible de ne pas placer ce qu’on peut considérer comme les standards du groupe. Modern Dance est une présentation parfaite des composantes vocales et musicales du groupe : de l’aigu, du groove, une basse qui tue. C’est un tube et en même temps un joyau d’expérimentation. A quel genre appartient cette musique ? Bon courage à qui voudra répondre. Du jazz ? De la pop ? De l’avant-garage ? Sur l’album qui suit l’enchaînement des deux premiers titres ne nous donne pas plus de renseignements : c’est inédit, dérangeant mais follement excitant. Le corps est désarticulé par le désir. C’est un pantomime, du théâtre toujours mais aussi une mécanique de précision, complexe, virevoltant, folle comme une danse de Saint Guy. On peut trouver cela dingue, insupportable mais ça confine au génie. Sur On The Surface, Thomas comme Richman au même moment, comme Lou Reed (Rock N’Roll) rend justice à la radio et à la révélation qu’aura sur lui l’écoute des ondes mystérieuses qui envoient le rock et l’électricité à sa rencontre.

Toute l’histoire du rock US peut se résumer à ça : une musique qui couvre des territoires, une onde qui dépasse les chevaux au galop et frappe les gamins qui ne sont jamais plus pareils. Thomas se met en mouvement : il nage, dans un mélange de bonheur amniotique, qui lui fait quitter tard. On décolle avec lui. C’est un miracle. Il nage !

A Day Such As This (Song of The Bailing Man – 1981)

Du même album, on aurait pu prendre Petrified ou The Long Walk Home mais on a toujours eu un faible pour A Day Such As This qui nous fait aussi penser à Pram. Dans notre album, c’est le morceau qu’on attend pas, qui déçoit un peu. Rythmique tribale, africaine presque, et pourtant ce texte : il est fantastique. On pense aux Beach Boys autant qu’à une prophétie, une hyper/parapole. Qu’est-ce que c’est ?, se demande-t-on encore une fois.

Today dear poet we must insist on more
More than the ordinary turn of phrase
Other than the usual stock in trade

A day such as this cries out for emphasis
Where are the thoughts that swing from the trees?
Where are the hats that hang in the breeze?
Where are the words that will freshen the air?

Une symphonie ? Une comédie musicale ? On dirait du Aaron Copland. la Grande Musique Américaine.

Codex (Modern Dance 1978)

Il y a de l’amour chez Pere Ubu. De l’amour et du regret. Codex est l’une des plus belles et mystérieuses chansons du groupe, habitée par le fantôme d’un amour passé. L’introduction de plus d’une minute trente et somptueuse et conduit à une plainte mélancolique et quelque peu flippante où David Thomas répète en boucle “I think about you all the time.” Cette manière de chanter ces mots là en a obsédé plus d’un. Il n’y a pas un mot de trop si bien qu’on en saura jamais plus : qui ? où ? quelles circonstances ? Il n’y a que la maladie d’amour qui demande à être décodée.

Visions of The Moon (Carnival of Souls 2014)

Quelle beauté absolue ! Clarinette, pulsation rythmique et cette sensation peu à peu de décoller. Après le Codex, on embarque pour une première séquence visionnaire de lévitation intergalactique. Il y a comme une petite marche martiale à l’arrière-plan et cette voix invraisemblable qui ici prend des tonalités caressantes, voire enfantines. Impossible de ne pas penser que le type qui s’adresse à nous est dingo mais on veut croire qu’il est juste et poétiquement un habitant isolé de la lune, qu’il nous regarde. Pour nous, il n’y a jamais eu aucun doute : Thomas est allé jusque là. C’est pour cela qu’il a été interdit de séjour aux Etats-Unis. Il connaît les secrets. Il a vu ce qu’il ne devait pas voir. Visions of The Moon est un miracle.

Beach Boys (RayGun Suitcase 1995)

Il n’y a pas tant de chansons 100% indie chez Pere Ubu. Beach Boys résonne comme un titre des Pixies, un peu SF, un peu sur la route. Les guitares sont tendues et on est pas si loin d’une forme de classicisme, toujours évitée de près par le groupe. Par delà la mélodie entêtante et l’élégance de l’alternance couplet/refrain, par delà le solo à la Santiago et cette familiarité dans la construction avec les Beach Boys, on retient aussi la voix de Thomas si singulière et qui à elle seule peut déplacer un titre standard dans un univers de bizarrerie unique et sans équivalent. Oui, se dit-on, ils pouvaient faire ça aussi.

Dark (St Arkansas – 2002)

Peut-être est-ce qu’on a placé cette chanson un peu loin sur le disque mais elle aurait tout aussi bien pu le refermer. C’est la plus grande chanson du Pere Ubu, la plus immersive, fascinante, insondable. On la situe devant toutes les autres parce qu’elle véhicule avec une efficacité redoutable toute la menace (musicale, mentale, fantasmagorique, intellectuelle) que fait peser Thomas sur l’ordre établi, tout en jonglant avec les composantes du rock américain et notamment cette image de la route qui défile, et permet aux cinglés de s’évanouir dans la nuit, tout en conservant cette énergie fantastique du Roadrunner des Modern Lovers. Dark est un morceau d’histoire de l’Amérique. C’est Richman et aussi Barton Fink. L’Amérique des représentants de commerce, des serial-killers, des punks qui courent vers leur perte, des groupes indés qui quittent leur territoire. C’est un monument, un déplacement nocturne, un glissement sur le chemin qui sonne aussi comme un déraillement et une chute vers ce coeur de pénombre (the heart of darkness) qui hantait Thomas depuis trente ans. On adore Dark, c’est le pivot noir, le joyau terrifiant de notre album idéal. Le clavier est plus habile que toutes les lignes poussées par les Bad Seeds depuis leurs débuts. C’est lui qui nous précipite dans cet univers lynchien où l’on rêve de finir quitte à ce qu’on y perde la boule.

The Healer (20 Years In A Montana Silo 2017)

It’s about being in the wrong place at the wrong time
And that’s just too bad
I’ll be dead too soon
I’ll be dead nowhere soon enough

And I see too far
I see too much
It’s been going on too long

Il faut toujours une chanson lente et inspirée vers la fin. Les paroles de celles-ci sont splendides. On parle vision, poésie, manque de chance et mort. L’aventure de David Thomas touche à sa fin. Il se déplace mal. Il fait face à la maladie. Il est sur une chaise, ferme les yeux et laisse les visions glisser et exploser sous la prunelle de ses yeux. C’est un défilé et cela le rend triste. Il ne pourra bientôt plus les restituer mais il les sent, frémissantes, foisonnantes, infinies en lui. On n’a jamais rien écrit de plus juste et de plus bouleversant sur l’imminence du départ. Et pourtant le morceau s’apelle The Healer. C’est un morceau indien, un morceau d’homme-remèdes et ainsi sans doute que se pensait Thomas vers la fin. Cet homme-culture n’éprouve aucune appréhension. Il ne regrette rien. Il voit. Il a vu. Il verra. “I See Too Much“, il répète. Est-ce cela qui le tue ?

Drive (Pennsylvania 1998)

On adorait cette idée d’un écho pied-de-nez au Dark du dessus. On remet ça ? On se répète ? Bien sûr. Et on le fait avec un titre final qui y va tout droit, pied au plancher et sans regarder. Il y a toute l’Amérique dans cette chanson. La perfection des guitares, des rythmiques, du chant et ce mélange d’exaltation et d’inquiétude. C’est Baudelaire qui fonce vers l’inconnu pour dénicher du nouveau. C’est Thomas qui ne s’arrête pas. Et on ne voit pas pourquoi la mort l’empêcherait de sortir encore de la musique et de parcourir le territoire des ombres.

Drive to the sun he said
Through a look that looks from far away
We’ve trailed our dreams behind us for days
Like paper shredded by the force of our passing

It’s a lonely road
When tomorrow has got no home in yesterday
All the day goes rushing west
The thing’s so near words catch in my throat and I can’t explain

Les bouquins qui rassemblent les textes du Pere Ubu sont indispensables. Tout est si précis, si imagé, si parfait. La conquête de l’Ouest, mais c’est bien sûr : courir vers la mort, l’endroit où le soleil se couche. Rideau.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Mots-clés de l'article
, , , ,
Plus d'articles de Benjamin Berton
Chanson de la semaine : Lewsberg passe sa visite médicale
Le quatrième album des Hollandais de Lewsberg sortira en auto-édition le 15...
Lire
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *