Une fois n’est pas coutume, on a enfreint notre propre règle qui veut qu’on ne prenne pour objet de culte qu’une seule et unique chanson par article ! Mais lorsqu’il s’agit des Stooges, la règle est évidemment faite pour être transgressée, sinon elle ne serait pas la règle et eux pas les Stooges. Si on n’a pas voulu découpler 1969 et I Wanna Be Your Dog, c’est tout simplement parce que les deux chansons forment à l’entame du premier album éponyme du groupe, un ensemble de 7 minutes et 15 secondes de musique qui sont dans notre esprit indissociables et proclament la même chose, élémentaire, brutale et néanmoins fondamentale : « Je m’emmerde comme un rat mort. Et si on baisait ?«
On a fait plus finaud comme entame, plus poétique aussi. On a connu des textes plus difficiles à comprendre mais aucun, dans l’ère moderne et proto-punk qui commence véritablement avec cet enregistrement de 1969, qui ait cette force et cet impact dans la précision philosophique : l’homme moderne et occidental est un être d’ennui et de solitude, dont le seul échappatoire est l’expression débridée de son animalité résiduelle. Violence, sexe, drogue, punk ou addictions en tout genre, peu importe tant qu’on réussit à arrêter le temps et à tromper l’endroit d’où l’on vient et celui où on finira nos jours. D’après les récits de l’époque, Iggy Pop n’avait pas encore pris la mauvaise/bonne habitude de déballer sa marchandise en concert. Cela viendra un peu plus tard. Lorsque déboule ce premier album, au début du mois d’août 1969, le groupe composé de James Ostenberg, Dave Alexander (basse) et des frères Ron et Scott Asheton (guitare et batterie) est déjà une véritable machine de guerre scénique, ravageuse et crasseuse, qui n’est pourtant pas aussi primitive et peu sophistiquée qu’elle en a l’air. Le groupe, au sein de la scène locale, en serait presque à passer pour un groupe arty, par sa scénographie et le recours (à ses débuts) à des ustensiles domestiques qui garnissent la scène (un aspirateur, un balai, etc). Car formé en 1967, le groupe a à sa tête le plus cultivé des barbares, un sauvage éclairé qui a grandi dans le plus grand respect de la littérature (son père enseignait l’anglais), a émargé dans plusieurs groupes de blues tout à fait respectables, a fréquenté (très peu de temps) l’université mais, tel un enfant-loup, a aussi appris à aimer et à éveiller la bête qui sommeillait en lui. L’Iggy Pop de 1969 est tout autant une énigme que celui d’aujourd’hui, incarnation pure et parfaite de l’énergie punk, brute et sans limites, traversée (et cela ne date pas d’aujourd’hui) par une forme d’aspiration à l’élévation artistique qui le mènera à multiplier les expérimentations musicales et à réconcilier (avec plus ou moins de succès) comme un héros moderne la vitalité des musiques populaires et la sophistication des musiques snobs. Iggy Pop est l’homme qui réconcilie l’Amérique sur sa propre personne : rural/urbain, artiste et en même temps ouvrier punk, corps (et bite) en même temps que cerveau subversif.
Lorsque résonnent les premières notes de 1969, c’est l’Amérique entière qui s’arrête, le rêve des générations futures, conquérantes et fougueuses, qu’Iggy Pop interpelle pour lui opposer sa brutalité, non hostile, mais circonspecte par rapport à ce qui a bâti et dynamisé le pays : l’envie d’aller de l’avant. Le texte est on ne peut plus explicite et lapidaire :
Well it’s 1969 okay
All across the USA
It’s another year
For me and you
Another year
With nothing to do
Last year I was 21
I didn’t have a lot of fun
And now I’m gonna be 22
I say oh my and a boo hoo
And now I’m gonna be 22
I say oh my and a boo hoo
Le décompte des années renforce cette idée d’un temps qui passe pour rien tandis que l’ennui croît et se change lentement, sous les assauts de la guitare grésillante et du rythme immuable, en une frustration accumulée. La séquence amorcée par le premier couplet est reprise après un premier solo/assaut de guitares qui intervient après une minute cinquante pour faire monter la pression et évoquer la possible explosion finale. On retrouve chez Iggy Pop le détachement classieux de son vieux modèle blues Sam Lay, mais aussi la théâtralité d’un Jim Morrison (qui lui donnera envie de monter sur scène après un concert… décevant) – encore plus évidente sur le We Will Fall qui suit en plage 3. On sent surtout, bien au delà de ce qu’exprimait pourtant quelques années avant le Velvet Underground, avec d’autres moyens, la saturation hormonale et nerveuse qui croît en même temps que l’énergie électrique s’accumule. Iggy Pop respire et expire par son chant la menace d’une révolution sociale et générationnelle imminente qui, par delà la préfiguration du punk, marque le doute qu’émet la jeunesse quant à la poursuite des idéaux des années 50 et aux mirages de l’ère hippie.
Il ne faut pas oublier que la sortie de ce premier album se situe à quelques mois du festival d’Alamont et qu’elle intervient à peine trois jours avant le massacre de Sharon Tate par la Manson Family. Iggy Pop semble avoir vu tout cela la semaine qui précède, écartant d’un geste insignifiant et invisible les aspirations soixante-huitardes mais aussi les croyances, la foi débile, au profit d’une simple éructation sans cause, ni destinataire. Dans cette Amérique des figures, les Stooges inventent un nouveau personnage : l’adolescent à la dérive, le redneck belliqueux et las, le futur punk rockeur sans espoir ni combat. Avec Iggy Pop, c’est le punk et le grunge qui résonnent déjà et avec eux la quasi totalité du rock indépendant américain (à l’exclusion de la veine intellectualisée et arty que Pop croisera plus tard par l’intermédiaire de Bowie, et qui vibrera en parallèle sur la connexion Beat Generation-Burroughs-New York – Sonic Youth pour faire simple. Iggy Pop est l’incarnation de l’Amérique délaissée, ouvrière et post-ouvrière, le reflet des futures cloches d’Harmony Korine, des skaters de Larry Clarck, le jumeau débile de Peter Laughner et de Jay Reatard. Le personnage s’affiche torse nu comme Morrison qu’il singe et dont il offre une version trash et techniquement débarrassée de ses oripeaux poétiques. 1969 est musicalement sublime, radicale par sa simplicité et son impact, portée par la fusion des deux frères Asheton, véritable moteur des Stooges et qui les préserveront tout du long de l’intellectualisme et de la baisse de puissance-vapeur.
On sent au fil du morceau, extrêmement long pour un morceau pré-punk, et qu’Iggy Pop étire lui-même en rognant sur la production, l’accumulation de forces qui sont emmagasinées et qui s’apprêtent à déferler sur l’ordre établi. Et pour faire quoi ? Monter une entreprise, vendre des automobiles ou conquérir la lune ? Affronter l’ennemi ou faire du sport ? Pensez-vous. L’horizon des Stooges est de ruminer dans une chambre miteuse en se tirant sur la nouille. La musique des Stooges ne dit rien de l’Amérique. Elle l’emmerde tellement qu’elle finit par l’incarner.
I Wanna Be Your Dog est la chanson la plus célèbre des Stooges. Elle a été reprise des dizaines de fois mais finalement assez peu commentée, si ce n’est pour s’étonner de son faible nombre d’accords et de sa rudesse apparente. Le morceau est d’une telle évidence qu’il ne se prête pas à de longues analyses. Il est extrêmement compréhensible et sera rarement concurrencé avant les Ramones peut-être et plus sûrement les Dead Boys dans ce registre de l’intelligibilité immédiate (avec Sonic Reducer dont on a déjà parlé ou encore le sexuel All This And More, en 1977, soit une éternité plus loin). Iggy Pop est rentré chez lui. Il donnera les clés de la chanson des années plus tard lors d’une interview, expliquant que l’idée lui était venue alors qu’il désirait une nana qui passait en roulant du cul avec son chien en laisse. Le regard de Pop est allé du cul au chien, du chien au cul, en descendant la laisse, avant que l’image s’impose à lui, déformant (peut-être) son propre pantalon. Si cela je pouvais être son chien, pensa-t-il alors. Si ma bite-lasso pouvait se mêler à ça.
I Wanna Be Your Dog ne cherche pas plus loin. Ce n’est pas une vision sado-masochiste comme l’ont dit certains, c’est juste l’expression la plus délibérée et directe d’une envie de baiser, exprimée avec une telle urgence et une nécessité qu’elle s’embarrasse peu de la position d’égalité qui soutient l’amour romantique. Le punk est si peu de chose qu’il ne demande rien : un peu d’eau, une écuelle et l’accès illimité au cul et au lit. Voilà ce qu’il en est du rêve américain. Pop le vit à quatre pattes et en action, scène qu’il reproduira dès lors dans la vraie vie à chaque fois qu’il en aura l’occasion, accumulant les groupies au delà de ce qu’il est possible d’imaginer pour expulser littéralement l’ennui et la rage, mais aussi l’énergie et la sève qui le font déborder et menaceront malgré tout de l’emporter vivant. I Wanna Be Your Dog est un projet de transformation de l’énergie vitale en autre chose, la vision d’une alternative hillbilly (et finalement assez raccord avec le blues des premiers temps) à l’esprit entreprenarial et pionnier qui passerait uniquement par la glande et la baise. Beau programme, et révolution de palais, qui expliquera pourquoi très vite le projet sera enterré et les jeunesses punks considérés comme presque aussi dangereux que les Communistes ou les activistes Noirs. Que faire de types qui ne s’intéressent à rien ? Le nihilisme est pire que le stalinisme, surtout quand il se double de priapisme.
https://www.youtube.com/watch?v=cZBSHeB25wY
So messed up, I want you here
In my room, I want you here
Now we’re gonna be face-to-face
And I’ll lay right down in my favorite place
And now I want to be your dog
Now I want to be your dog
Now I want to be your dog
Well, come on
Now I’m ready to close my eyes
And now I’m ready to close my mind
And now I’m ready to feel your hand
And lose my heart on the burning sands
And now I want to be your dog
And now I wanna be your dog
Now I want to be your dog
Well, come on
Dans le texte, le monde se referme sur l’unique perspective qui vaille : le sexe que l’on partage ou qu’à cet instant précis on tient dans la main, les yeux qu’on ferme sur l’orgasme ou le fantasme d’y être. Le Silence Kid/Kit de Pavement aura la même allure, mais en version universitaire et encore plus solitaire. Miracle et hasard sublime, la vision érotique d’Iggy Pop est si violente (la laisse/la fille/le chien) qu’elle en oublie d’être sexiste. La pose canine aurait pu heurter mais, cinquante ans plus tard, on se dit que les Stooges ont bien fait de peindre un chien toutou plutôt qu’un cleps sodomite. I Wanna Be Your Dog hérite de ce gentil malentendu une aura féministe tout sauf intentionnelle qui lui permet d’échapper aux foudres de l’époque moderne. Iggy pop sauve malgré tout sa réputation et c’est ainsi que les légendes se forment. Le punk est un être sans fierté, un être dégradé. C’est pour cette raison qu’il accepte le collier de l’esclave et du clébard, c’est pour cela que Rotten est pourri, bossu et qu’on lui crache dessus. I Wanna Be Your Dog est paradoxalement une anomalie (liée uniquement à cette image qui a saisi Iggy Pop à la vue de cette passante et à rien d’autre) dans l’œuvre des Stooges et pour un punk rock américain « de souche » couillu et phallocrate que seul l’activisme des New York Dolls et de David Johansen saura retourner quelques années plus tard, s’offrant une nouvelle occasion de faire scandale.
I Wanna Be Your Dog est une fausse démonstration de force qui passe par la soumission. « Peu importe« , chante Pop sans le dire, « si on me marche dessus, tant que je peux la fourrer quelque part. Peu importe l’honneur, la fierté et le pouvoir. » Le nouvel épicurisme est né. Politiquement, c’est aussi subversif que n’importe quel manifeste anti-Trump (suivez le guide) et suffisant pour constituer l’emblème d’un pan entier de la culture alternative. Anti-profit, anti-rêve, anti-travail, mais pro-baise dans le respect le plus strict de l’individualisme roi. Les Stooges sont à la fois américains et anti-américains, ensemençant avec 1969 et I Wanna Be Your Dog, la jeunesse du pays pour qu’elle sème la ruine, l’ennui et la fierté sur le territoire entier. Priez pour elle. Pere Ubu arrive 6 ans plus tard et les écoles prendront les Stooges pour objet d’étude. L’histoire du rock alternatif est, pour une bonne moitié, héritière de ces deux chansons là.
Après les Stooges, encore plus qu’avant, il y aura ceux qui réussissent et ceux qui n’y arriveront pas et mourront en essayant. Il y aura ceux qui accèdent à la satisfaction de leurs pulsions et ceux qui en crèveront. Il y aura les beaux, les riches et puis tous les autres. Etre punk n’a jamais été autre chose qu’une sorte de rachat des pêchés, une tentative de salut offerte aux humbles et aux opprimés. C’est une religion sans dieu, une foi sans loi. Iggy Pop finira par chanter Houellebecq. Ce n’est pas un hasard. Iggy Pop est le grand frère de tous ces types, venu au monde dix ans avant. Il est la modernité et l’absence de futur.