On est assez vieux pour avoir connu Les Inrockuptibles des origines et assez méchant pour avoir déjà évoqué l’histoire glorieuse puis un peu moins du magazine à travers les âges. On est surtout assez passionné pour se souvenir que la marque Inrockuptibles nous a offert depuis 30 ans (nous sommes arrivés à sa lecture fin 1988-début 1989) des souvenirs impérissables, de musique évidemment (Morrissey notamment), de lecture mais aussi en concert avec le festival du même nom. On a aimé l’hebdo des débuts, la grande diversification qui a suivi avec ses conseils livres, BD et son actu cinéma puis politique avant de connaître une rupture majeure (et quasi définitive depuis) à l’horizon 2007 marquée symboliquement (pour nous) par l’atroce couverture consacrée à Carla Bruni (n° 581). A cette date précise, on a su que tout était fini entre nous mais sans que cela attente à l’infinie affection qu’on avait pour le titre, et pour cause, cette affection n’était qu’une réplique en creux de l’affection qu’on portait à notre propre personne et à son bon goût.
Bref, après une simili faillite et quelques tuiles, les Inrocks reviennent cette semaine avec une nouvelle formule au cuir épais (196 pages), un retour au mensuel, un prix à l’unité de 12,90 euros, un CD bonus et une chouette couverture consacrée aux 30 ans du Nevermind de Nirvana. Le format est ambitieux, soutenu par une nouvelle maquette dans l’air du temps (entendre, très aérée, innovante tout de même avec ses attaques d’article en « pleins caractères ») et une structure explosée qui démarre par une quarantaine de pages bizarroïde faite de brèves, de publicités, de photos et d’une belle interview, sans idée d’organisation. Côté contenu, par delà l’importance de la pub (30% de la pagination en gros, ce qui est signe d’un bon travail réalisé sur les annonceurs et rappelle les magazines vraiment branchés anglo-saxons), les Inrocks mensuels font plutôt penser aux Inrocks hebdo des débuts avec une reprise du grand écart qui mêle donc musique (en hausse) et culture mais conserve un peu de littérature (un article pas si intéressant sur le devenir d’Hachette Livre et une réflexion sur l’édition indépendante), de photos (ok, ok, pas mal de déjà vu là-dedans), de scènes mais aussi quelques pages « société » avec notamment deux longs papiers sur la fête en période de Covid et l’écoféminisme. Le second se tient, est documenté et précis, même si finalement assez mainstream. Le premier est plus « corde raide », mélange de branchitude extrême (la fête sans le masque comme horizon d’expression de la liberté) et de prudence (quelques DJs viennent prôner l’abstinence alors qu’on avait l’impression d’une quasi glorification du phénomène). Beurk, même s’il y a quelques photos sympas de nanas dans l’herbe. Le gros morceau de cet exemplaire, c’est bien la couverture du 30ème anniversaire, à venir, du Nevermind de Nirvana et l’interview de Gaspard Augé de Justice pour son album solo.
Pour dire la vérité, on est pas certains à l’époque que les Inrocks avaient vu tout ce qu’ils voient aujourd’hui dans cet album. Disons que cela nous avait échappé. On se souvient qu’un de nos copains nous avait à l’époque alerté sur la portée incroyable de ce groupe dès le premier disque et qu’on était resté de marbre en se moquant de ses cheveux crasseux, pour retourner à d’autres chevelus crasseux (Dinosaur Jr), d’un air snob. Bref, les Inrocks font comme si et font cela avec beaucoup de classe : un bel article d’Assayas, toujours pertinent (mais qu’on a déjà entendu raconter cela encore mieux à la radio), et la reprise d’une interview de l’époque par Renaud Monfourny, elle aussi intéressante. Si on enlève à cette couverture son côté Rock n’Folk, ce n’est pas mal fichu. Le mensuel enquille sur sa dernière partie quelques dizaines de pages de chroniques dont on se demande « paradoxalement » ce qu’elles font là. Oh zut, c’est jadis un peu pour ça et les longues longues interviews qu’on venait. Les gars des Inrocks font le boulot dans ce domaine mais la mise en page ne rend pas justice au travail des chroniqueurs et surtout : on lit aussi bien et bien plus cool sur le net. De toute façon, ce sont toujours à peu près les mêmes types qui écrivent. Alors bon ?
Le magazine se lit mais ne semble pas avoir vraiment défini son périmètre. Le prix est élevé et dessine une intention de magazine branché et de presque luxe que le reste ne confirme pas. Les Inrocks entreprennent un retour à la musique qui est louable mais qui s’installe via une voie quasi traditionaliste et conservatrice qui n’est pas assez fouillée pour concurrencer, disons, Mojo qui fait ça de manière beaucoup plus complète et patrimoniale. Pas certain que le butinage culturel, ciné-livres-scènes-photo, qui n’a jamais vraiment convaincu en format hebdo soit plus prometteur en format mensuel. La question qui se pose est vraiment celle de la plus-value apportée par le magazine. Pas sûr qu’on veuille payer ce prix là juste pour valider son ticket d’appartenance à une communauté un brin élitiste et sur le déclin.
Est-ce que la marque Inrocks est suffisamment forte et nostalgiquement attractive pour motiver un achat de fidélité d’un mensuel affiché à 12,90 euros en quantité suffisante pour que le titre survive ? Est-ce qu’on peut fonder une valeur ajoutée sur la mise en valeur des icônes (et articles) du passé ET la présentation de nouveaux talents toutes scènes confondues ? Qu’est-ce qui peut fonder l’attirance nouvelle du journal quand ses éléments de singularité (la découverte du rock indé à l’origine, voire son invention, puis cet appel d’air pour une culture véritablement pop avec l’hebdo) ont disparu ou ont été diffusés si largement qu’ils existent partout ailleurs ?
Avec cette nouvelle formule, transgenre et qui n’a pas éclairci ses partis pris, on peut se demander sur quel levier la direction du journal compte asseoir le lectorat futur du journal ? On ne voit pas sur ce premier numéro ce qui permettrait d’attirer une nouvelle clientèle et pas non plus ce qui pourrait motiver les anciens et les nostalgiques ayant pris leurs habitudes ailleurs d’y revenir. Le numéro 2 devrait, dans une sorte de tradition absurde, être consacré à l’édition SEXE d’été : un numéro toujours exceptionnel mais qui renvoie, depuis l’origine du monde (à poil), au visage des anciens l’image symbolique d’un dévoiement et d’une tentative un peu vaine d’étendre les horizons d’une lutte perdue parce qu’on a tout simplement gagné la guerre. Le numéro Sexe est une faillite maquillée en succès facile. Le combat final se jouera vraisemblablement à la rentrée.
Si les Inrocks se plantent aujourd’hui en tant qu’entreprise, c’est bien parce qu’ils défendaient il y a trente ans est un peu partout ailleurs. On leur souhaite le meilleur néanmoins.
Crédit photo d’en-tête : Les Inrockuptibles.
Les Inrocks avaient un sens à une époque: 1) où un ado de province avait besoin de passeurs pour découvrir des trucs qui ne passaient pas chez Drucker ou NRJ parce que pas portés par une major. De là on découvrait Lenoir et on pouvait parfaire sa culture rock indé. 2) où la presse française méprisait des groupes dont le seul tort est d’avoir été encensé par la presse anglaise dès le premier single. Aujourd’hui, il y a le web, youtube et The Queen is dead a son 10/10 chez Pitchfork avec un papier muséifiant de Simon Reynolds. Et pour ce que le mag est devenu (un Télérama pour bobos) il y a trop de concurrence sur le web.
Sur Nevermind: pour ceux qui comme moi ne connaissaient que des années 80 que le rock mainstream et commençaient alors à découvrir Iggy, Lou, Bowie, les Clash… en ayant l’impression d’être arrivés trop tard, ce fut avec Out of time de REM le grand soulagement de 1991, leur découverte et leur succès me donnaient un sentiment de changement d’époque et du retour d’un peu de 1970 dans le mainstream. Adieu ces détestables années 80 et bon débarras. Et bonjour la chemise à carreaux dans ma garde robe. Un peu comme Pulp Fiction trois ans plus tard, Nevermind était déjà un classique un mois après sa sortie. Il alimenta ma rage ado. Mais il n’a nourri en son temps le spleen ado de personne. Ceux qui cherchaient ça autour de moi (et qui ne connaissaient pas Lenoir) se tournaient plutôt vers Cure. Et à titre personnel ce furent plutôt les Smiths, hélas découverts après leur séparation. A la limite la parodie de Weird Al Yankovic est plus que toute réécriture a posteriori (« no we don’t sound like Madonna… »).