Résilience – Compilation
[ProDiGes / Dervish TanDances]

9.3 Note de l'auteur
9.3

Résilience - Musique et motsOn s’était promis après en avoir parlé une première fois en mars de revenir plus longuement sur la Compilation Résilience, fruit du travail au long cours réalisé par l’Association ProDiGes emmenée par Cisco Esteves (Experience, Dum Spiro, Dora Dorovitch) avec les patients/usagers de l’Hôpital Sainte-Marie de Rodez. La compilation de 19 morceaux se présente en écoute libre sur Bandcamp et aussi (en série limitée) dans une jolie longbox CD agrémentée de photos et textes qui explicitent le projet global et reprennent l’ensemble des paroles du disque. Les photos de Julien Coquentin illustrent le tout et cohabitent avec des textes des psychothérapeutes, psychiatres et musico-thérapeutes qui accompagnent les chanteuses et chanteurs.

Il y a et il y a eu d’autres projets artistiques qui mettent en avant les travaux de personnes en situation de handicap ou fragilisées dans leur santé mentale. Ce sont des initiatives souvent louables mais qui aboutissent rarement à de grands disques ou à des projets cohérents. Résilience réussit à concilier les deux objectifs : être un instrument du soin et un disque qu’on écoute, non par simple solidarité ou intérêt pour la (bonne) cause, mais parce que c’est un  disque exceptionnel de spoken word, de chansons et de musique “urbaine”. La présence à la composition de Cisco Esteves, qu’on peut qualifier désormais de “vieux routier” de ces projets collaboratifs atypiques (son association Prodiges travaille des deux côtés de la Méditerranée et le label Dora Dorovitch a un catalogue qui parle pour lui en la matière), n’est sans doute pas étrangère à cela : les productions sont assurées majoritairement assistées par l’ordinateur par les interprètes eux-mêmes et Esteves qu’on imagine particulièrement impliqué dans le projet. Son électro beat fait des merveilles, assez souvent en mode minimaliste, mais est capable de grands écarts stylistiques (dans l’harmonie et la cohérence) qui vont de l’environnement rap urbain à des modes plus variété sur certains morceaux (Onirique de Louve, par exemple). On peut citer en exemple de cet incroyable boulot le titre de Françoise (chanteuse qui est sur la pochette du disque), Jamais Cachés, qui est d’une subtilité redoutable entre sonorités électro, guitares et astuces miraculeuses de production. Les ambiances sont tendues, parfois crépusculaires et nous immergent dans l’état d’esprit, sombre et “résilient” (puisque c’est le terme qui pointe vers la guérison, la délivrance, la respiration), des interprètes. Ambrues nous saisit dès les premières secondes sur un J’aimerais Te Dire, passionnant et qui est animé par un lyrisme et une progression climatique extraordinaires. Le chanteur aspire à se marier, à aimer, mais se retrouve parfois ramené vers ses tourments et ses fautes.

On reçoit avec chaque chanson des parcours de vie qui bouleversent, émeuvent et épatent par leur maturité et les qualités d’écriture et d’interprétation qu’elles mettent en scène. Le ton est donné d’emblée par un A Bout de souffle, chanté par un Odemm qu’on imagine en cousin éloigné de Iam et MC Solaar. Le flow est assuré, parfois arythmique, mais secoué par d’excellentes punchlines qui donnent à l’ensemble une énergie communicative. Certains titres sont assez près de leur sujet, c’est-à-dire aspirés ou concentrés sur le récit des maladies mentales de leurs sujets. Ils sonnent sombres et linéaires comme une nuit de pleine lune, propices à une déambulation ténébreuse qui aboutit souvent à une situation meilleure (le beau Respect de Mc Gia, autour d’une relation abusive). A l’os ou un peu plus abstraites, ces évocations brillent évidemment par leur authenticité mais surtout par le sens artistique qu’elles mettent en œuvre. On peut citer le remarquable Re Trouver, chanson un peu démonstrative mais aussi infiniment poétique et gracieuse interprétée par une Emilie S dont la voix splendide nous place immédiatement de son côté et nous donne le frisson. Les arrangements presque enfantins font penser aux travaux du beatmaker Mounika et contribuent au charme immense du morceau.

Chaque titre a ses secrets, sa dignité et son univers bien à lui. On adore le spoken word bien posé C’est Etrange, signé Dje et qui est porté par la voix inspirée de Cisco lui-même, la pointe d’accent d’un MC Jer, sur l’autoroute des pensées, qui vient offrir une belle alternative engagée et concernée au flow chantant d’un Jul; ou encore les résonances gothiques du très Dead Can Dance, Ren de Lisa. Dans un registre plus rock alternatif mais pas dénué d’egotrip, Nicotine enchante sur Notre Terre, sans doute la meilleure chanson écolo de l’année. “Je suis fou, je sors de Saint Guedin… une histoire de dingue. Nous sommes confinés sur cette planète qu’on appelle la Terre. P’têt qu’il y a de la vie aut’ part. Même si je suis un petit, j’ai charbonné. De toute façon, je ne peux avoir confiance qu’en ma bouteille de vie…. ” Le texte est épatant et le rythme également. On rêverait d’entendre cette chanson reprise en chœurs sur une grande et belle scène. Son potentiel fédérateur est immense. Il y a de tout ou presque ici, jusqu’à un instru déchirant, Entre échecs et incertitudes, qui se déploie au clavier/piano sur quatre minutes sublimes et qui vient s’ouvrir sur l’étrange balade Rnb d’une Capac, les tourments de l’âme, qui nous rappelle les belles envolées de Saleka sur Lady Raven. Folk sur à la Manu Chao sur le bringuebalant Deviens ce que tu es de Juan, on plonge sur le claustrophobe et frustré Lettre à situation de Gloria, rumination répétitive d’une haine pas si recuite qu’elle en a l’air. On sort du bocal pour renaître avec le beau duo entre Cisco et Rosie sur la pop années 80 et world, sophistiquée et noble, de Phoenix, avant de foncer vers un final qui ne faiblit pas.

Il y a du Daniel Treacy, dernière période, dans les arrangements économes et le chant fragile de l’incroyable Je suis Amoureuse de la vie, interprété par Eugénie, chanson-manifeste d’un disque qui réussit à concilier un improbable discours sur le soin et une expression artistique et individuelle unique en son genre et férocement indomptable. Petit Soleil de Loran est peut-être bien la chanson la plus majestueuse et inspirante du disque. Les Voix conclut la compilation d’une façon innocente et terrifiante à la fois, mettant en scène un dialogue entre une jeune femme (Câline) et ses multiples voix parasites.”Les voix sont là. Les voix sont plus là. Elles ne me menacent plus. Elles ne me regardent pas. Elles ne me jugent pas. Plus là. Plus là. Plus là. Les voix ne sont plus là.

La disparition des voix est le moment le plus spectaculaire du disque. Elle figure une guérison à laquelle on veut croire mais qui, à travers notre point de vue tellement conditionné par le rapport entre le normal et l’anormal, ne voit guère que la voix qui tremblote et la crainte que les fameuses voix ne règnent à nouveau sur la conscience libérée.

Résilience est un foutu disque pour un foutu voyage, une grande leçon de choses qui efface la distance entre les artistes et nous, et par là même, vient gommer la différence/barrage que nous avions placée depuis des décennies entre leur folie supposée et notre normalité fantasmée. C’est en rendant cette étrange séparation entre eux et nous poreuse et friable que cette musique là agit pour nous affaiblir et fortifier à la fois. Nous sommes comme elles et eux, malgré ce qu’on en dit, mais incapables de mettre les mots dessus et d’agir avec ce même sens inné de la beauté et de l’harmonie, du déséquilibre et de la sincérité.

Tracklist
01. Odemm – A bout de souffle
02. Françoise – Jamais Cachés
03. Ambrues – J’aimerais te dire
04. Louve – Onirique
05. Mc Gia – Respect
06. Emilie S – Re Trouver
07. Dje – c’est étrange
08. Gloria – N’aie pas peur
09. MC jer – l’autoroute des pensées
10. Lisa – ren
11. Nicotine – Notre Terre
12. Stéphane – Entre Echecs et Incertitudes
13. Capac – Les Tourments de l’Ame
14. Juan – Deviens ce que tu es
15. Gloria – Lettre à situation
16. Rosie – Phoenix
17. Eugénie – Je suis amoureuse de la vie
18. Loran – Petit Soleil
19. Câline – Les Voix
Title 3
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