Saleka / Lady Raven (Original Music From The Motion Picture Trap)
[Columbia Records / Sony]

7 Note de l'auteur
7

Saleka - Lady Raven (Trap)Étrange objet que cette BO du dernier film de notre héros Night Shyamalan puisqu’elle constitue à la fois l’illustration musicale de Trap, en partie son sujet et, probablement, sa finalité (pas si) cachée. Certains spectateurs et critiques ont fait le procès du réalisateur à qui l’idée du film est venue alors qu’il échangeait avec sa fille, Saleka, actrice chanteuse de 28 ans, sur la façon dont on pouvait imaginer un film « musical » à peu près harmonieux. C’est de ces échanges qu’a émergé l’idée du film : un serial killer (le toujours cool même épaissi Josh Hartnett) emmène sa fille à un concert de son idole (Lady Raven aka Saleka en personne donc) mais tombe en réalité dans un piège puisque la Police (représentée ici par un bon millier de types en uniforme menés par une « chef de dispositif ») sait qu’il sera là….même si elle ignore qui il est.

On peut penser ce qu’on veut de cette affaire mais le pitch n’est pas plus con qu’un autre et suffit très largement pour faire un film de Shyamalan, parfois brillant (même si il y avait nettement plus de cinéma dans à peu près tous ses films précédents), parfois maladroit mais toujours agréable à regarder et à suivre… jusque dans ses développements le plus imbéciles/invraisemblables/foireux. Bref, Trap se regarde pour ce qu’il est : un astucieux véhicule promotionnel haut de gamme, plein d’esprit et de suspense (?), pour la musique de la fille du réalisateur, dont le papa (qui a bien raison) soutient la carrière depuis ses débuts en la plaçant régulièrement dans ses productions. Le portrait de Josh Hartnett en acteur/père/tueur fini et finissant est habile et marque (si l’on extrapole) une jolie tentative de conclure le mouvement de banalisation ou de domestication de la figure du serial-killer au bestiaire de la classe moyenne américaine au même titre que la « maman poule », la « girl next door » etc. C’est sans doute là qu’est l’enjeu du film : « achever » le travail sur le personnage qui, après avoir été un repoussoir (cannibale, débauché sexuel, monstre) devient un « papa gâteau » à peine dévoyé par une frustration quasi noble héritée de l’enfance. Oui, le serial killer devient sympathique, ambigu, tendre, normal, et c’est finalement ce qui choque ici, comme si le monstre qui prend tout de même soin de zieuter sa victime encagée de temps à temps (mais de manière technologique) avait réussi sa transformation ultime au même titre qu’Hartnett, ancien sex-symbol new generation, était condamné au dad bod (tout relatif) et à la mièvrerie paternelle.

Quel rapport avec la musique de Lady Raven, me direz-vous ? Aucun. Le film sur Hartnett et sur les rapports de filiation (que ne ferait-on pas pour sa progéniture) est l’occasion d’assister à un concert entier de Lady Raven, star générationnelle, en lui offrant une mise en scène de niveau professionnel avec musiciens à cordes, choré d’enfer et tout le toutim. On s’attendait au pire à l’entame du film (se farcir 1H de RnB merdique) et on est soulagé au final parce qu’il faut avouer que le dispositif n’est pas si mal fichu (les chorés sont belles, les cordes soyeuses) et que la musique de Lady Raven est plutôt supportable voire carrément pas si mal pour du RnB. Il faut souligner « pour du Rnb » car il ne faut pas oublier qu’on ne se situe jamais ailleurs que dans le champ de la musique adolescente, d’un mainstream pop/RnB dégoulinant de fausse mélancolie et de perspectives humidasses d’amours fadasses et lessivées de bons sentiments. Ceci dit, Saleka Shyamalan s’en tire largement avec les honneurs : sa voix ne manque pas de cachet, n’est que très rarement irritante, ne déborde pas de tics, tandis que les compositions sont assez sèches et souples pour ne pas dégouliner de chantilly et de ces autres immondices qu’on croise parfois dans le genre.

La chanson Dont Wanna Be Yours est une bonne illustration de ce qu’on aura tout du long : des titres assez transparents et qu’on peut aisément connecter aux réflexions du film, mais titres qui fonctionnent aussi tout à fait correctement en tant que « chansons ado ».

Tell me how to live in pеace, I don’t wanna be yours anymore
Everything I need is in me, I don’t wanna be yours anymore
Tell me how to live in peace, I don’t wanna be yours anymore (yours anymore)
Everything I need is in me, I don’t wanna be yours anymore

Les paroles génériques font (subtilement!) écho au drame en tout homme, ado, serial-killer qui consiste à se protéger d’autrui pour mieux l’accueillir mais aussi à travailler sur sa propre matière nucléaire : mieux se connaître, en se dissimulant tout ou partie à ses propres yeux (jusqu’à croire en ses propres mensonges) et aux yeux des autres. Bref, ado et papa-killer, même combat : tout le jeu social repose sur ce qu’on va cacher aux autres dans un jeu de bonneteau où l’on planque son acné, ses bourrelets et ses morts sous le même tapis. La chanson du début annonce et couvre l’ensemble du film puisque ce qui vaut pour Lady Raven elle-même vaudra aussi (attention, on ne spoile rien) pour l’épouse d’Hartnett.

Save Me est assez cool et il faut avouer qu’on déroule cette BO mainstream avec une facilité assez déconcertante. La jeune femme n’est pas désagréable à regarder, les vidéo clips tournés par le papa comme un capture géante d’un giga concert organisé comme à la maison sont bien mis en place et entrecoupés (comme pour la cérémonie d’ouverture des JO) de séquences dramatiques (les déambulations d’Hartnett dans la giga salle de concert) qui constituent de gentils interludes. Bref, Placebo porte bien son nom mais Release est un bon tube façon Madonno-Minogue-Dionesco-Je ne sais quoi. C’est rétro et moderne à la fois. Cette musique est devenue la nôtre comme les autres, elle fait partie du patrimoine environnemental musical, de l’écosystème dans lequel on vit désormais au même titre qu’une pelouse bien tondue, qu’un mur d’écrans ou qu’une soirée Star Ac. Trap joue à merveille sur cette notion de la normalité absolue : normalité du rapport père-fille, normalité de l’amour, normalité de la jalousie (les amies/ennemies de la fille), normalité de la musique, normalité de l’expression des sentiments, comme si ce n’était pas seulement le serial-killer qui était fait prisonnier mais toute la capsule de normalité qu’il s’était construite autour de lui.

Et on voit bien dès lors que la seconde partie du film (celle qui va se dérouler en dehors de la salle), ne vient que travailler cette idée : qu’est-ce qui se passe quand ce monde est déplacé et confronté au réel. Est-ce que le Rnb fonctionne encore avec le couteau sous la gorge ? Est-ce que le gentil papa est encore gentil quand on lui pique son jouet/victime/condo de location ? Est-ce que la gentille maman est sympa dans la traîtrise ? Est-ce que la traîtrise est traîtrise quand il s’agit de balancer un monstre ? Où est la loyauté ? Saleka passe pas loin de l’excommunication ou la batte de baseball sur Liar (affreusement geignard et mal chanté), mais se refait sur le ventre mou et électro d’un score qui déploie à peu près la puissance d’une musique de pizzeria pour réussir à se faire oublier et à se fondre dans le décor (le générique mais parfait Empathize, notre morceau préféré du disque). La BO est centrale mais disparaît, réussissant le petit prodige, alors qu’elle est partout, de n’être ni désagréable, ni vraiment attirante. Entre le surimi acmé de l’expérience Raven d’un Dreamer Girl même pas oubliable et le joli Divine, avec Kid Cudi en featuring pas si dégueu mais au minimum syndical, la BO serpente dans un premier plan qui n’existe presque plus. Lady Raven est ballotée en limousine, avant de reprendre la main. La musique est elle aussi prise à son propre piège : elle est centrale mais, malgré tous les efforts du paternel, n’est PAS LE SUJET. La promotion fait flop puisqu’elle ne devient que le véhicule secondaire d’un duel qui se livre sur un autre terrain qui est celui de la survie de cette classe moyenne faite de faux semblants et de cache-monstruosité.

Saleka sublime un Where Did She Go qui n’en demandait pas tant et on ne sait plus trop comment tout cela finit. Pieces est parfait pour clore cette jolie mystification. A force de vouloir tout enfermer, on se retrouve avec un beau merdier et des pièces répandues partout. On est pas plus avancé. Bah oui, c’est le serial-killer et le RnB qui sortent vainqueurs de ce grand tournoi du mensonge et de la révélation : ils se répandent dans le monde avec le même sourire carnassier aux lèvres. Mais c’est bien sûr ! Lady Raven et Hartnett ne font qu’un, l’un est l’instrument du diable et l’autre sa playlist préférée. « Rnb is vile », et on sait désormais pourquoi.

On ne va pas mentir et prétendre qu’on réécoutera le disque de Lady Raven sans regarder à nouveau le film.. mais on pourrait le faire s’il le fallait. Il n’est pas certain que Saleka mérite une grande carrière mais ce disque montre qu’elle peut faire le job avec une certaine efficacité, qu’elle sait chanter et danser avec une belle conviction, au point qu’on lui livrerait sans trop y regarder une ou deux légions de teens en pâture. Trap est une drôle d’affaire, c’est sûr. C’est un bordel des plus intéressants.

PS : on verra si on pousse le professionnalisme jusqu’à critiquer la BO « musicale/instrumentale » du film qui est composée par Herdis Steffandottir dont on avait parlé du précédent travail pour Shyamalan, Knock At The Cabin. Il se fait voler la vedette mais son boulot n’est pas complètement invisible dans la construction du film bien au contraire.

Tracklist
01. Dont Wanna Be Yours
02. Save Me
03. Placebo
04. Care For You
05. Release
06. Liar
07. Hiding
08. Empathize
09. Love You
10. Dead End
11. Dreamer Girl
12. Divine (feat. Kid Cudi)
13. Where did She Go
14. Pieces (feat. Amaarae)
Écouter Saleka / Lady Raven

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