Shoplifters of The World : on a vu et adoré le teen movie 100% The Smiths

8.7 Note de l'auteur
8.7

Shoplifters of The World

C’est bien mieux avec les droits. Les précédents films de cinéma consacrés aux Smiths et à Morrissey se sont ramassés la gueule faute d’accord avec le groupe pour la diffusion des morceaux du groupe. C’était le cas du misérable England Is Mine, qui contournait l’obstacle en se contentant de décrire l’enfance de Morrissey… avant qu’il ne devienne chanteur, et à un dégré moindre, du foldingue My Life with Morrissey (2003). Cette fois, le réalisateur Stephen Kijak (réalisateur de Stones in Exile ou encore de Scott Walker : 30th Century Man) a pris ses précautions. Il a préalablement envoyé son scénario à Morrissey et Marr qui ont (séparément on l’imagine) validé l’idée et fait en sorte que les producteurs (parmi lesquels on retrouve Joe Manganiello de True Blood) et le réalisateur aient un accès quasi illimité (mais payant) au catalogue du groupe mancunien.

Shoplifters of The World met en scène une vingtaine de titres des Smiths et ressemble, au final, au moins autant à une séance spectaculaire de karaoké qu’à un film sur les jeunes du milieu des années 80. Le scénario repose sur une double narration plutôt astucieuse. D’un coté, la dernière soirée (avant que l’un des protagonistes quitte Denver pour Londres) de quatre étudiants qui sont fans des Smiths, de Cure et de pop anglaise. De l’autre, le huis-clos hilarant entre un animateur radio fan de hardrock (Manganiello, remarquable) et un 5ème jeune, fan du groupe anglais (Dean, joué par Ellar Coltrane), qui prend le premier en otage en plein direct pour qu’il diffuse toute la nuit l’œuvre du quatuor, le soir de leur séparation en 1987. Cette anecdote, légendaire, n’a jamais été vérifiée. Plusieurs journalistes ont même démontré que ce n’était pas vrai du tout, mais elle reste une illustration quasi parfaite de la relation d’adoration intense qui relie les fans désespérés et le groupe.

Le film suit en parallèle la soirée des quatre et la prise d’otage. Le premier fil incorpore dans les dialogues des paroles de chansons d’une façon assez amusante mais maladroite. Il met en scène deux filles et deux garçons magnifiques. Les filles Cléo, jouée par Helena Howard, magnifique en jeune fan radicale, et Sheila (Helena Kampouris), en sosie de Madonna, sont d’une beauté irrésistible et portent la dynamique du film sur leurs épaules. La première est jusqu’au-boutiste, black, perturbée par une vie familiale ravagée et la deuxième attachée aux basques d’un étudiant d’un épigone de Morrissey (« Patrick » comme Morrissey, joué par James Bloor) qui refuse de lui faire l’amour et de manger de la viande. Le quatrième protagoniste Billy, interprété par Nick Krause est beau et athlétique, comme tiraillé entre la culture anglaise, ses ambiguïtés, sa sophistication et l’hypothèse d’une vie normale (s’engager dans l’armée). La scène où, à la moitié du film, Billy et Cléo discutent de leur relation et de leurs aspirations dans une voiture est un moment clé du film qui pose l’interrogation centrale ici : faut-il s’intégrer ? Faut-il avoir une vie normale ? Une copine ? Jouer le jeu de la société ?

Ces questions sont évidemment les seules qui comptent dans l’œuvre des Smiths. Morrissey y répond d’une manière particulièrement claire et vigoureuse, opposant à une culture de la reddition et de la misère, une culture de la nonchalance infinie et du retrait révolutionnaire qui imprègne la jeunesse, tout en restant fondamentalement une sorte de pose esthétique revendiquée et ainsi un aveu d’impuissance face au monde et à ses règles naturelles. C’est autour de cette tension entre la force de la proposition esthétique wildienne et l’incapacité pratique de s’y tenir que se noue le film. Chaque protagoniste affiche une distance au message plus ou moins grande au dogme, à l’image de Sheila dont l’envie d’être aimée (et baisée surtout) l’emporte finalement. Evidemment, toutes les prises de distance face à la lettre théorique dictée par Morrissey sont des catastrophes. Le sportif qui déflore Sheila jouit en 20 secondes et la laisse avec sa solitude et le caractère dérisoire de sa compromission.

Shoplifters of The World évoque sous une forme démonstrative (un peu trop) et un brin caricaturale mais élégante et formidablement authentique pour ceux qui ont été adolescents dans ces années-là  à quel point le RÉEL EST TOUJOURS DÉCEVANT. Plus qu’une révolution, la musique des Smiths s’avère une révélation ET une consolation immédiate, un moyen simple et immédiat de supporter le dévoilement qu’elle précipite quant à la nature du monde elle-même. Les protagonistes ne s’affirment pas dans la pose ou le mimétisme, ni même à travers la transgression (le baiser volé à Patrick par Billy) mais bien dans la mise à l’écoute de leur nature profonde. La conversion de l’animateur radio au message du groupe intervient sur Meat Is Murder et précède de peu l’abandon offert pour le groupe et sa troupe de copains sur un Sheila Take A Bow aussi énigmatique que stimulant. Autour de la gentillette variation offerte par le film et son scénario de comédie, Shoplifters of The World est un hommage grandiose et assez remarquable à la musique des Smiths. C’est elle qui resplendit à l’arrière-plan, l’emporte dès qu’elle résonne sur l’image, volant les scènes une à une, et conduit à ce sentiment de communion qui rassemble les protagonistes et les spectateurs autour de son message d’amour et de tristesse.

La réalisation de Stephen Kijak est à cet égard pleine d’intelligence et ne se trompe jamais de sujet, incorporant là où il le faut des images ou de petites séquences d’archives du groupe (une interview de Morrissey, une chorégraphie) qui agissent comme une voix off et permettent au récit de progresser. La morale de l’histoire est que chacun finira rendu « à sa façon » au monde (adulte), à ce qu’il est et à ce qu’il doit être. Ce n’est pas grand chose mais à l’image du grand voyage entrepris par Dean à travers la discographie du groupe et qui s’achève au petit matin, à l’image de la baston finale où (pour une fois) les freaks l’emportent sur les rednecks, il y a des victoires qui ressemblent à des défaites et vice versa.

Manganiello s’offre, dans les derniers instants, une conclusion fédératrice, inspirante et de toute beauté, en forme d’ode à la musique. Shoplifters of The World est loin d’être un film parfait mais il rejoindra instantanément Haute Fidélité, Last Days ou… Wayne’s World au panthéon des grands films sur le rock alternatif et l’esprit d’indépendance.

Pour ceux qui aiment le groupe et cet univers, on en profite pour conseiller la lecture du roman Mauvais Garçon de Willy Russell qui navigue dans les mêmes eaux (en traduction française et en poche).

Note : le film est disponible en VOD SUR iTunes, Google Play, DirecTV ou Spectrum.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Mots clés de l'article
, , , ,
More from Benjamin Berton
Drab City : miracle à la française ?
La France n’avait rien produit en matière de duo depuis des lustres....
Lire la suite
Join the Conversation

3 Comments

  1. says: zimmy

    Petit contre-avis. En lisant le papier, j’ai eu l’impression de lire le récit d’un effet madeleine de Proust plutôt que quelque chose sur le film lui-même. Les textes des Smiths citaient abondamment le cinéma (Rebel without a cause et Saturday night and sunday morning rien que pour There is a light…) pour parler du Moz, le film cite les textes des Smiths pour les mettre au service de poncifs du teenage movie en surface desquels il reste. J’ai repensé au texte de Jean (et sa remarque sur feu John Hughes). Et effectivement Breakfast Club parle mieux que le film de l’aliénation et des tentations suicidaires de l’âge ingrat. Inspiré d’une chanson des Furs, Pretty in pink traite lui très bien d’un sujet si morrisseyien: la difficulté à accepter la non-réciprocité de l’amour/attraction. Au négatif du film je mets encore plus un usage des chefs d’oeuvre smithiens redondant avec les situations (Death of a disco dancer pour une scène dans un club gay, vraiment ? Girl afraid sur un first time foireux?). En revanche, je vais me mettre en quête du bouquin mentionné.

    Deux post-scriptums:
    -Les docus youtube sur le Moz et les Latinos en racontent plus que le film.
    -J’ai moyennement aimé Nomadland. Mais entendre une ouvrière bardée de Moz-tatouages raconter en quoi Home is a question mark lui faisait se demander ce qu’était le « home » pour elle était aussi pour moi plus intéréssant que le film.

    1. Je ne sais pas si je me suis laissé emballer. Je n’ai pas dit que ce film était autre chose que ce qu’il est : un teen movie avec des bouts de Smiths dedans (et très peu de cinéma), mais j’ai trouvé qu’on pouvait se laisser faire/embarquer et passer un assez bon moment en le regardant si on aime le groupe. Les références sont parfois lourdingues mais très présentes. La musique est chouette bien sûr et les personnages pas si nuls. Les filles sont jolies pour ceux qui aiment les filles jolies. Le sosie de Madonna me semble bien caractérisé et avoir une certaine « densité ». Les gars sont… jolis pour ceux qui aiment les gars jolis et par delà le maniérisme plutôt intéressants aussi. La trame générale est faiblarde si l’on excepte le tête à tête entre Dean et Manganiello qui est assez bien écrit je trouve… mais franchement c’est bien bien mieux que le film précédent sur l’adolescence de Morrissey. Un film de ce type illustratif et marrant vaut mieux qu’un mauvais biopic académique. ca m’a permis de réécouter une sorte de compil des Smiths en images, comme si je regardais une jolie variation sur l’époque, ma propre adolescence…. Mais je partage toutes vos critiques/réserves. L’intérêt n’y est pas mais le plaisir régressif ma foi…

  2. says: zimmy

    @Benjamin:
    J’ai réécouté le commentaire de feu John Hughes sur la scène du musée de Ferris Bueller (qui utilise une cover instru de Please Please let me get what I want). Il n’y a pas le texte mais le montage « retrouve » l’esprit des Smiths : pendant que Ferris embrasse sa gf, Cameron est seul, il regarde les peintures de plus en plus attentivement et il finit par retrouver en elles: 1) sa propre vie 2) quelques clés pour tenir face aux défis d’un âge de transition. Dans Pretty in pink scénarisé par Hughes, l’utilisation est plus pauvre mais vise juste: un excentrique qui aime une fille qui aime un autre écoute l’original du morceau mentionné. https://www.youtube.com/watch?v=mkGpOF1UG-Y (smiths à 3mn16s) https://www.youtube.com/watch?v=mFY9ace2t4s

    Pour les Smiths et le cinéma, le défi est pour moi le même qu’avec Springsteen. Le Moz et le Boss ont tous deux écrit des textes à la grande puissance évocatrice, bourrés jusqu’à la lie de références cinéphiles et culturelles. Il n’est pas possible d’utiliser leur travail de façon purement illustrative, en croyant que ça suffira à « porter » une scène car ce sera forcément moins bien que les grands films miniature que sont leurs chansons. Comme le montre la belle utilisation de It’s so hard to be a saint in the city par Sayles dans Baby it’s you : l’énergie du morceau est synchrone de la frime arrogante d’un italo-américain looké Goodfellas s’approchant d’une lycéenne à la cantine. Mais le montage et le cadre disent à quel point le personnage semble décalé, grotesque dans cet univers-là. https://www.youtube.com/watch?v=P9Hjd4dljic

Leave a comment
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *