[L’Album Idéal #6] – Depeche Mode / Smoke Screen Mass Delivery

Depeche Mode 2006

Imaginer l’album idéal de Depeche Mode n’est pas chose facile. Il faut éviter de tomber dans l’assemblage de tubes, puisqu’on ne parle pas ici de best-of mais d’album idéal. Mais il faut également réussir à donner une représentation qui ne soit pas trop mauvaise des différentes facettes d’un groupe qui a eu ses moments de légèreté synthpop mais aussi ses périodes plus dures, à la limite de la musique industrielle, un groupe qui s’est souvent répété, puis projeté vers l’avant comme il sautait dans le vide. La mort récente d’Andrew Fletcher, qu’on a assez peu célébrée ici, ne devrait pas empêcher le groupe de poursuivre son chemin. Même s’il accompagnait le groupe depuis ses débuts, la fonction musicale du musicien a toujours été plus qu’anecdotique. Sa disparition est-elle susceptible de remettre en cause les équilibres au sein du groupe ? C’est assez peu probable. De toute façon, la sélection le prouve, on fait partie de ceux qui considèrent que le groupe n’a plus rien livré de bien intéressant depuis au minimum 15 ans. Sounds of The Universe, Delta Machine (surtout) et Spirit étaient des albums mineurs dans une discographie qu’on se plaît à explorer depuis ses tout débuts, avec quelques emprunts à l’inaugural Speak and SpellVince Clarke faisait office de leader.

Smoke Screen Mass Delivery regorge de tubes bien sûr et se termine comme il se doit par la meilleure chanson du groupe, mais on a retenu pour l’occasion quelques chansons moins évidentes. Le disque se pose comme une exploration des possibles, aboutis et non aboutis : DM groupe industriel, DM groupe strictement électronique, DM devenu… Duran Duran. La richesse de Depeche Mode, à l’instar de la carrière d’un Bowie, aura été de savoir se transformer à la demande autour d’un schéma de départ assez atypique où le chanteur comptait énormément mais n’avait pas son mot à dire. La relation entre Martin Gore et un Dave Gahan élevé au rang d’Elvis moderne et décadent (jusqu’à ses pires moments) est bien sûr l’une des clés du groupe. Smoke Screen Mass Delivery renvoie aussi à cette idée d’un groupe populaire mais dont l’identité se sera défilée tout du long, parfois sociale, parfois intime, toxique, brutale, spirituelle. Depeche Mode a tout fait et souvent très bien.

1. Kaleid (1990)

On a parfois rêvé d’un Depeche Mode instrumental et 100% électro. En face B de Policy of Truth (qu’on a jamais beaucoup aimé), Kaleid (époque Violator donc) fait un morceau d’ouverture parfait pour notre affaire. Le son est sombre, élégant mais aussi d’une sobriété à toute épreuve. Entrer dans l’album par ce portail qui met en avant le synthé comme instrument socle et fondateur du groupe est évidemment très symbolique.

2. Shouldn’t Have Done That (1982)

Avec cette déclaration d’intention remarquable :

Plans made in the nursery
Can change the course of history
Remember that…

Depeche Mode marque son ambition. Sur l’album A Broken Frame que beaucoup négligent à tort et dont on pourrait faire avec Violator notre disque préféré, le groupe pose quelques mélodies réellement remarquables. Le départ de Vince Clarke libère un Martin Gore encore peu assuré et qui semble lorgner vers une inspiration pop assez classique. Il faudra attendre l’album suivant pour que le groupe conjugue l’héritage pop/synthpop et une dimension plus sombre, technologique et industrielle. On adore ce morceau qui rappelle une version gnagnan de Suicide, minimaliste et en même temps parfaite pour permettre à Dave Gahan de s’exprimer. Il faudra attendre 20 ans avant que Depeche Mode ne retrouve cette mise en avant du chanteur.

3. No Disco (1981)

On ouvre ce disque idéal avec un Depeche Mode dansant, électro, sophistiqué et qui, sous la houlette de Vince Clarke, pourrait tout aussi bien évoluer comme Duran Duran, Erasure ou même Talk Talk. Il y a toutefois une influence kraftwerkienne à l’œuvre qui laisse penser que le jeune groupe pourrait s’orienter vers une musique plus froide, plus technique, et donc plus sombre. No disco est un morceau à cet égard. C’est le morceau du refus de la légèreté avec les moyens de celle-ci. La boîte de nuit est un théâtre et Depeche Mode veut, à travers les synthés, accéder à une vérité et une intensité qui dépassent ce seul horizon du divertissement et de la dance. Le travail qui suit n’est jamais que le développement de cette intention émise dès 1981 sur le premier album du groupe.

4. Just Can’t Get Enough (1981)

C’est Clarke encore qui offre au groupe son premier morceau parfait. Le texte est idiot ou pas loin. La musique exécutée au synthé est imparable. Gahan chante comme un gamin. L’évidence du tube est telle qu’on ne remarque pas qu’il sonne un peu creux et que tout le monde se balade ici comme si on avait affaire à un boys band avant l’heure. Devenir Duran Duran ? Suivre la ligne claire ? Depeche Mode ne choisit pas encore. La relative légèreté du morceau va permettre au groupe de vendre à tout le monde les revirements dark qui suivront.

5. Everything Counts (1983)

On n’est pas si loin musicalement du morceau précédent. Everything Counts permet d’évoquer la dimension « sociale » d’un groupe qui sera finalement plus connu pour sa capacité à traiter de sujets « intimes » ou personnels. Ici, Depeche Mode parle société de consommation, avidité, accumulation, richesse, petit pouvoir et c’est plutôt bien fait et bien écrit. La voix de Gahan sauve le morceau d’une banalité en partie suscitée par le caractère très 80s de l’accompagnement entre le synthé et le traitement choral des voix. Bizarrement, notre album idéal suit un mouvement presque chronologique jusqu’ici comme si on voulait rendre l’élévation du groupe.

6. Halo (1990)

Juste au milieu, on passe à autre chose. La noirceur, le moment du basculement. Halo représente le ver dans le fruit.Depeche Mode devient immoral mais d’une immoralité qui fait vaciller les certitudes et engendre de la culpabilité. Le secret du groupe tient dans cette dualité : s’abandonner au pêché, au sexe, à la drogue (Gahan), à la picole (Gore) mais savoir qu’on ne fait pas le bien et en souffrir. Le gouffre s’ouvre, engloutit mais porte en lui la possibilité d’une rédemption. Tout Depeche Mode tient dans ce tour de passe-passe : la tentation, son abus et son abandon, soit une sorte de démarche « born again christian » porno chic et rock, non aboutie. Avec sa rythmique pompée sur Led Zep, Halo est exceptionnel.

7. Rush (1993)

Songs of Faith and Devotion est l’album au coeur du réacteur. Depeche Mode est devenu dur, rude, froid, ce qui ne se fait pas sans une aspiration plus ou moins exprimée à autre chose. Sur ce titre, le rapport entre le chanteur et celle qu’il aime est particulièrement ambigu. La dépendance est totale. Qui se rue vers qui ? Qui dépend de qui ? Qui est le fort ? Qui est le faible ? Master and Servant… qu’on n’a pas retenu (quelle idiotie, quel oubli majeur) disait à peu près la même chose mais de manière moins sérieuse, moins profonde. Avec Rush, les enjeux sont devenus plus évidents. Le groupe s’approche du point de non retour et les hommes vieillissent.

8. Lie to Me (1984)

Lie To Me permet d’aborder la dernière phase du disque idéal et de la transformation. Depeche Mode va travailler sur l’homme, ce qui veut dire travailler sur soi, ses travers, ses défauts, sa mortalité. Le succès de ce dernier mouvement repose sur le parcours personnel de Gahan, la machine à chanter, qui se bousille au moins de vouloir en finir jusqu’au milieu avancé des années 90. Même s’il n’écrira par la suite pas tant que ça (et ne bouclera probablement jamais une seule chanson en solo), le fait qu’il ait touché le fond, alors que Gore n’était lui-même pas au mieux, lui donne une exposition et un statut un peu nouveau. C’est la matière Gahan, ce monstre chantant, que Gore va épaissir, développer par la suite comme si travailler cette matière d’Elvis brisé et pantin baryton allait devenir un exercice en soi. Gahan joue le jeu et prend à travers ce mouvement une amplitude inédite. Lie To Me est antérieur à tout ça mais préfigure la place prise par l’intimité, la morale, le sacré.

9. Pleasure, Little Pleasure (1987)

Quelle idée de retenir cette chanson qui passe pour mineure sur Music For The Masses ? On l’aime pour le reverb et l’évidence du texte :

Everybody’s looking for a new sensation
Everybody’s talking about the state of the nation
Everybody’s searching for a promised land
Everybody’s failing to understand

Il y a une telle fluidité dans l’exécution, l’écriture, l’inspiration. Tout paraît simple dans ce Depeche Mode là.

10. Here In The House (1986)

Une belle chanson, charnelle et où corps et esprit se mêlent, sur le sous-côté Black Celebration. La plupart des propositions de Depeche Mode sont simples, ultra simples. C’est le cas ici : on s’aime, on passe la nuit ensemble, on fusionne. What else ? C’est la limite et l’intérêt du groupe, ce côté immédiat qui dissimule l’interprétation (plus spectaculaire) selon laquelle cette chanson parlerait du caractère naturel et.. fraternel de l’inceste….

11. Never Let Me Down Again (1987)

D’aucuns dont on fait partie tiennent ce morceau pour l’une des plus belles réalisations du groupe. Le clip touchant y est pour quelque chose même si on peut penser que la chanson renvoie à un tout autre univers que celle d’une amitié avec un aîné. Never Let Me Down Again est une chanson qui parle de l’amitié, oui, de la liaison entre deux personnes, de leur connexion mais aussi et surtout une chanson qui parle de la sensation ressentie quand on prend de la drogue. Il s’agit de planer et de ne jamais redescendre, d’évoquer la plénitude totale qui envahit l’esprit du drogué.

We’re flying high
We’re watching the world pass us by
Never want to come down
Never want to put my feet back down on the ground
We’re flying high
We’re watching the world pass us by
Never want to come down
Never want to put my feet back down on the ground

Depeche Mode traite le thème avec une sobriété exemplaire et une dignité qui disent assez mal les drames qui agitent les coulisses à l’époque. Never Let me Down Again est à placer à quasi égalité avec Another World, Another Planet, l’hymne de The Only Ones et plus belle chanson sur le sujet de tous les temps. Oui, dit Gahan en substance et à ce moment là, il n’y a rien de mieux que la drogue pour rapprocher les êtres.

12. Suffer Well (2006)

Il n’y a pas grand chose à sauver de l’activité du groupe ces vingt dernières années. On a retenu Suffer Well parce qu’il a été écrit en partie par Dave Gahan. C’est lui l’épicentre du groupe sur les deux dernières décennies, lui le véritable héros même s’il n’écrit pas beaucoup plus que par le passé. Certains pensent que le peu de pouvoir que lui a concédé Martin Gore (volontairement) est à l’origine de la décadence du groupe. C’est probablement faux. Dave Gahan est revenu d’entre les morts. Il est en miettes mais prêt à convertir les masses.

Where were you when I fell from grace
A frozen heart, an empty space

13. Sister of Night (1995)

Au cœur des ténèbres, il y a cette chanson. L’histoire veut que Gahan s’y soit repris pendant trois semaines pour la chanter correctement. On raconte aussi qu’à cette période et durant toute une session new-yorkaise qui dura plus de sept semaines, le chanteur ne pouvait pas faire grand chose. Gahan était un fantôme au bord du gouffre. Cette chanson est livrée avec beaucoup d’honnêteté et porte la part sombre du groupe. La musique est à l’avenant. Sur l’album Ultra, qui est souvent sous-estimé, le groupe est pourtant souvent passionnant, noir, « à la limite » de ce qu’il peut donner, une forme d’explosion interne et de dissociation des membres.

14. Personal Jesus (1989)

On y arrive. Le final. Il y a le riff de guitare et ce nom familier donné au King par son épouse Priscilla Presley. Personal Jesus. C’est Elvis, la pop star suprême, le dieu des dieux. Il n’y a peut-être jamais eu autant de guitare chez Depeche Mode avant cette chanson.

15. Enjoy The Silence (Martin Gore demo version)

La version qu’on prend est moins évidente que l’originale. Elle est lente, elle est spectrale et elle est surtout chantée par Martin Gore. On finit ainsi par le responsable de tout, seul et à poil. C’est un choix. Enjoy the silence est la plus belle chanson de Depeche Mode. Celle après laquelle il n’y a plus rien. Toute l’oeuvre du groupe tient dans cette embrasse. C’est beau comme un manifeste d’économie : vive la sobriété. Le dépouillement est religieux et cool.

Crédit photo : DM live 2006 via wikicommons

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