Il faut toujours se méfier des livres qui parlent ou mettent en scène des stores entrouverts laissant passer le soleil. Ils sont généralement décevants et surécrits. C’est le cas du second tome de l’autobiographie du chanteur de Suede, Brett Anderson. On avait dit le plus grand bien de son Coal Black Mornings de l’an dernier, dans lequel Anderson dressait son portrait façon « artiste en jeune homme », depuis son enfance jusqu’à la découverte de la musique et la mise en branle de l’une des plus belles précoces et solides franchises britpop. Le livre était formidablement bien pensé et écrit, plus littéraire que tape à l’œil et réellement émouvant sur ses meilleures pages.
On attendait donc avec une certaine impatience une suite qui devait nous éclairer sur le parcours du groupe, son âge d’or et quelques-uns des albums les plus importants de la période dont le formidable Dog Man Star qu’on a vanté sous toutes ses formes depuis sa sortie, en live ou en version étendue et anniversaire. Comme l’écrit lui-même Anderson au début du livre, on croyait tenir en main le livre « qu’il avait dit qu’il n’écrirait jamais…. sur les choses dont il avait dit qu’il ne parlerait pas. » Afternoon With The Blinds Drawn devait évoquer aussi l’outrance, la perte de contrôle totale, l’explosion et accessoirement comporter son lot de scènes hardcore et dignes du Satyricon, de la drogue, du sexe en barre et toutes ces choses sulfureuses qui font l’ordinaire des biographies de pop stars excessives. On savait pour l’avoir lu ailleurs que l’arrière-cour de Suede était l’une des plus décadentes du milieu des années 90, l’une des plus désespérées et sombres. Mais ce livre là ne pouvait pas réellement être écrit par son principal protagoniste.
Sans doute encouragé par les critiques qui avaient loué son style, Anderson se prend ici pour un écrivain. Chaque chapitre démarre par une (très) longue phrase à effet littéraire, une description vaguement poétique ou métaphorique (mon cul) qui sonne souvent comme une boursouflure ou une construction artificielle. Ce n’est pas rédhibitoire mais caractéristique d’un livre qui vise un peu trop haut pour ce qu’il a à dire. Anderson entreprend non seulement de raconter son histoire mais tire aussi des « leçons » sur son parcours qui résonnent comme d’ennuyeuses réflexions sur le métier, le fonctionnement du milieu rock et s’avèrent finalement beaucoup trop générales et bateaux pour passionner. Malgré ses réserves de forme, l’histoire est bien là et la narration reste habile. L’approche est chronologique et s’avère passionnante lorsqu’on file avec Anderson la manière dont Suede se transforme, à la vitesse de l’éclair, d’un groupe obscur en une unité de premier plan. Anderson revient sur la façon dont Suede est monté en épingle et, alors qu’il n’a pas encore sorti le moindre single, se retrouve en couverture du Melody Maker. Il explique comment, alors qu’ils n’y pouvaient pouic, lui et les siens ont dû se trimballer pendant les dix années qui ont suivi la réputation d’avoir été un groupe inventé par le Melody Maker et le NME.
Anderson raconte plutôt bien les coulisses de leurs premiers pas, la virtuosité de Bernard Butler, l’excitation avec Animal Nitrate et quelques autres d’avoir façonné des chansons incroyables, puis l’enchaînement des événements en 1993 qui les amènent à devenir l’un des groupes les plus puissants et les plus courtisés d’Angleterre. Anderson évoque avec beaucoup de finesse le sentiment de fierté, mais aussi d’étrangeté et presque de malaise, qu’il éprouve à l’écoute de la reprise que fait Morrissey, son héros d’adolescence, de leur face B, My Insatiable One. Très vite pourtant, l’affaire tourne vinaigre. Après le sommet que constitue le premier album, le groupe se désintègre et Bernard Butler, le guitariste et compositeur en chef, n’en peut plus. Le bonhomme est ciblé comme le principal responsable de la disharmonie qui bouscule le groupe pendant l’enregistrement de Dog Man Star. Cela n’empêche pas l’œuvre d’être démesurément classique et splendide des tensions qui dénouent la solidarité entre les membres. Butler est viré et très vite remplacé par le jeune Richard Oakes que Brett Anderson prend sous son aile et dont le rapport au groupe offre au livre ses pages les plus subtiles. Oakes, 17 ans alors, y est sans y être, préservé par son leader, sombre et sulfureux, dont la vie se transforme alors en un véritable capharnaüm.
Anderson n’en rajoute pas dans la description de ses frasques. C’est l’un des points décevants du livre. Il ne dit pas jusqu’à quel point il se drogue et tend à se préserver. On devine les errances et les jours/nuits passés à se droguer et à s’isoler entre amis. On devine qu’il entraîne sa fiancée de l’époque au fond du trou mais cela n’est jamais évoqué frontalement. Oakes passe de temps en temps comme s’il était un gamin que son père invitait au cœur d’une partouze géante et qui ne voyait rien. La noirceur s’arrête un instant et tout le monde fait comme si de rien n’était. La musique continue tandis que le crack entre en scène. La drogue n’est pas nommée et l’on peut recevoir cela comme une forme d’hypocrisie. D’autres biographies sont plus frontales. Anderson est plus habile pour philosopher et faire des portraits que pour plonger en profondeur. Son écriture est pompeuse mais n’est pas sans humour.
Afternoon With The Blinds Drawn manque d’aventures et d’anecdotes pour être totalement emballant mais a ses bons moments : Anderson compare Butler à son père, redit son lien indéfectible à Justine Frischmann qui réapparaît aux deux tiers du livre et évoque surtout la trajectoire musicale du groupe. Les albums s’enchaînent qu’Anderson considère avec beaucoup de lucidité. Il écrit des textes en pilotage automatique et cherche à se renouveler en studio pour prolonger les moments de succès et se maintenir à flot. Les chansons s’appauvrissent et deviennent une manière accessoire de tenir des images, des clichés ensemble. Suede décide de jouer avec l’électronique, d’être un peu plus ou un peu moins glam. Cela devient n’importe quoi. Le moment où il annonce au groupe qu’il n’ira pas plus loin est peut-être sa scène la plus juste. Les héros sont fatigués.
https://www.youtube.com/watch?v=lJyd6_yRRCo
Anderson porte un jugement lucide sur son parcours. Il n’oublie jamais de signaler qu’il y a ici ou là une chanson de génie cachée sur un album ou en face B d’un single et n’est parfois pas loin de coller à la caricature qu’on a fait de lui. Il n’accorde que peu d’intérêt à la concurrence et ne regarde jamais ailleurs.
Au final, il y a dans ce livre un peu de ce qu’on trouve dans la musique du groupe : la description d’une trajectoire affolante mais qui n’est pas si glorieuse. Anderson insiste sur les rapports humains, sur le rapport de la pop star à la vraie vie, sur le grand écart qui existe entre la façade publique et l’arrière-boutique. Ce sont des choses qu’on a lues ailleurs mais qui sont racontées avec suffisamment d’application, de sincérité et de talent pour que sous sa plume, on ait l’impression qu’on les découvre. Le livre ne donne pas spécialement envie de réévaluer la musique du groupe mais permet de mieux comprendre l’homme. Anderson atteint ainsi son but initial qui était de témoigner pour que son jeune fils comprenne plus tard ce qu’il avait vécu. C’est cette intention qui constitue l’intérêt du livre (le ton juste, l’envie d’expliquer, le soin porté aux détails) et aussi sa limite principale (la pondération, le filtre anti-scandale). Ceux qui aiment les biographies spectaculaires liront le livre de David Barnett, sorti en 2013, consacré au groupe et qu’on peut considérer comme bien plus sympa à lire.
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