Après avoir tailler charnellement les beats fructueux de la trap pour le compte de tiers (Kanye West, A$AP Rocky) qu’on imagine moins sensible à sa musique solitaire, Gesaffelstein revient à lui. Et la direction prise est une certaine surprise avec Gamma, troisième album après le prometteur Hyperion (2019). Pour autant : est-ce suffisant? C’est en somme une semi-surprise.
Se faire un sang de vieux
Alors qu’Hyperion trouvait ses points d’équilibre dans ses collaborations (avec The Weeknd, Haim, Pharell, etc.), adoucissant la raideur électronique du producteur pour la faire tendre vers une échappée bellement pop mais toujours nimbé de l’angoisse de son auteur, Gesaffelstein annule ici toute possibilité d’émulation pour l’hermétisme. C’est avec une voix de tombeau que l’album s’ouvre, une voix complètement cold wave. Gesaffelstein rappelle donc, alors qu’il aurait pu le faire avec un tout autre genre, la parenté de certaines sous-branches du rock (faisant Justice au bruitisme des débuts, eux aussi) avec l’électro. Direction peu commune et pas des plus faciles, à l’échelle du petit nid confortable de l’électro français, qui plus est lorsqu’on est auréolé d’une sacro-sainte réputation de producteur de trap.
Nous voici dans les limbes urbaines, celle du stress des villes striées par les cris d’ambulances. Lorsqu’on entend de nouveau cette voix caverneuse, on commence à se réjouir alors : ça y est, Gesaffelstein se lance un défi à la Tiga (le premier étant aller à la bonne école, passant chez Turbo Recordings, le label du second), comme Sexor (2006), le DJ se permettant, grâce à la technique, de se poser chanteur. On comprend alors, en fouillant dans les crédits, que cette voix est celle du crooner Yan Wagner. Pour autant, c’est du pareil au même : cela n’entrave en rien l’évaluation.
Et pourtant, l’album se refusera d’emprunter pleinement cette voie. Your share of the night nous confirme encore que Speak and Spell (1981) de Depeche Mode est, plus encore que Violator, une des pierres de rosette sonore tapissant une certaine production musicale jusqu’à maintenant, avec ces notes de synthés souvent folles et soumises au hasard. Lost love, lui, ressemble au Suicide passionné sur un toit de Jonathan Bree, celui-ci nous criant avant de sauter : « Surrender »! Alors oui, à l’échelle du cocon de l’électro français, il faut une certaine audace pour afficher de telles références à un jeune auditorat branché portant airpods et Louis Vuitton, pas forcément au fait de ce pan de musique dont l’époque constitue de moins en moins « notre » passé. Pourtant, le véritable problème est qu’à l’échelle de l’offre musicale, il pleut des enfants-groupes de ce genre depuis Cabaret Voltaire et The Sisters of Mercy (allez, au hasard : Cold Cave, The KVB ou Ritual Howls pour n’en citer que trois), oui, merci mon petit Jesus and Mary Chain! En sus, Gamma n’est pas assez dense, la faute a un certain manque de diversité dans les climats, mais également à des pistes trop courtes, malheureux reliquat conservé de la trap où les pistes filent comme des flèches pour optimiser l’accroche et ne pas perdre de temps inutile. Les pistes à moins de trois minutes dans le rock, cela ne fonctionnait qu’avec le punk, et encore… La new wave? Assurément pas!
Gesaffelstein ergo seum
On devine alors Gesaffelstein écouter Léonard Cohen entre les sessions rap, ou penser à insérer le gimmick de Bonnie and Clyde de Gainsbourg et Birkin solitairement, dans la fumée de chichas de studios sous-marins de L.A., au milieu des caprices d’individus ne soupçonnant pas la diversité de la marmite musicale que suppose un travail de compositeur, puits qui les indiffère mais qui pourtant les sert. C’est ce qu’on infère, en faisant un album solo si différent de ce que le « métier » semble permettre. Cependant, on aurait encore aimé un autre album, un album allant non pas forcément dans un coin passé, même plus reculé comme celui-ci, mais au contraire : plus loin devant. C’était l’occasion de tuer les années 1980 tout en les honorant.
The urge empeste le sexe et les mannequins-ghoules Balanciaga voulant faire une saignée de nous (on est plus Calzedonia que Tilda Swinton, déso pas déso…), ressemblant à plein de titres underground sortis depuis 1984 (Mathusalem!) et prolongés par John Maus ou The Hacker et des centaines d’autres, et dont la rupture de ton finale n’amusera personne si ce n’est son auteur. Tyranny n’est rien d’autre qu’une resucée sombre, Ooh La La, de Goldfrapp, petit imam caché de Gesaffelstein par son son lui aussi grésillant. Et quand ce n’est pas aux autres auxquels on pense, c’est à des pistes plus marquantes du producteur, mais déjà passées par ce chemin.
L’album n’est jamais mauvais, il est juste « facilement bon », sans grand effort pour nous marquer au fer. Comme des monceaux d’autres déboulant mensuellement. Aussi tôt écouté, aussitôt oublié, tant aucun titre ne s’accroche à la mémoire. Ne pas avoir eu le courage de poser sa voix ou d’utiliser pleinement la voix de Wagner semble presque trahir un manque de confiance, manque se traduisant par le besoin de s’appuyer sur les morceaux purement instrumentaux. Et c’est finalement – et c’est dommage – dans ses morceaux purement instrumentaux que l’album emporte, passage presque obligatoire et sans véritable prise de risque, tant celui-ci a été pris par Aleph (2013). Sur le très solide Mania, on déraille à tombeau ouvert, enfermés dans la frénésie ordinaire de vies transformées en cocotes-minutes, fin prêtes pour l’implosion. Mais c’est un peu étique (ni très éthique), un peu malingre et pas suffisamment malin, comme album, faut bien dire. Bref, on a encore la dalle, et on renverrait bien les soiffards de ce genre de musique vers l’excellent album de Boys Noize ou même la B.O. de Disco Boy signée par Vitalic pour achever la nuit comme il se doit.