Écrite en octobre 1993 durant les sessions d’enregistrement de l’album Let Love In (avril 1994), Red Right Hand fait partie depuis sa sortie du canon des chansons les plus importantes/significatives du rockeur australien. Jusqu’à ce qu’il soit mis sur le reculoir par d’autres créations plus récentes, plus lentes et moins ancrées dans une religiosité païenne, le morceau était même (disons entre 1994 et 2017), celui que Nick Cave jouait le plus souvent sur scène, un poil derrière le standard et passage obligé constitué par The Mercy Seat. Le succès immédiat rencontré par ce titre auprès des fans, sa carrière au cinéma (on reparlera de la franchise Scream) et les nombreuses reprises qui en ont été faites, le placent non seulement parmi les fan-favorites les plus évidents d’une carrière démarrée il y a plus de quarante ans mais aussi à un endroit stratégique d’une discographie qui allait basculer ces années là d’un état de fureur habitée à un état de tumulte et de foi contenus.
Car si Red Right Hand est un titre si important chez Nick Cave, par delà ses évidentes qualités, et l’un des morceaux « les plus récents » les plus estimés, c’est aussi parce qu’il peut être perçu comme le point précis où les vingt premières années de carrière de l’Australien se tournent vers autre chose. On peut soutenir que Let Love In, le disque, est en 1994 le dernier grand album classique du « premier » Nick Cave, un disque qu’on peut encore aisément rattacher, par son inspiration et sa forme bouillante et en partie incandescente, aux albums tels que From Her To Eternity (1984) ou Your Funeral… My Trial (1986) mais qui ouvre déjà vers les formes futures d’un Boatman’s Call (1997) ou Push The Sky Away (2013). On peut de manière assez caricaturale ordonner la discographie de l’Australien en 2×2 temps, celui d’une période speedée et conduite par une vision païenne de la religion (un dieu vengeur, des démons, des excès) et une période plus « lente » et animée par une vision « romaine » d’un dieu (rédempteur même si pas dénué de cruauté). La ligne de partition est artificielle : on peut trouver du gospel et du blues d’église ralenti sur la première période et des résurgences du premier temps dans le second, mais l’analyse peut être soutenue sans trop de difficulté. Il y a eu chez Nick Cave une forme de conversion d’un art à l’autre, du sombre au lumineux, du sang au sel, qui intervient justement au moment de Let Love In, pour nous le dernier album qui plonge ses racines dans une religion où l’on croise non seulement des monstres, des assassins et des démons à tous les coins de refrains, mais aussi où ceux-ci, non contents d’exister, nous saignent vivants comme autant de bœufs d’holocauste. Ce n’est pas un hasard si l’album qui suit Let Love In, Murder Ballads, met en scène Nick Cave racontant des faits divers comme un journaliste de l’intérieur. Alors que jusqu’ici, ces meurtriers étaient contenus à l’intérieur de lui et le possédaient, ils seront dès lors… expulsés et constitutifs d’une menace quelque peu extérieure. Red Right Hand fait figure de transition entre ces deux univers puisque si la chanson s’intéresse à une sorte de croque-mitaine/serial-killer qui va nous attirer en dehors de la ville (on reviendra sur la vision de la périphérie qui entame la chanson) pour nous massacrer, il y a une vraie familiarité entre cette homme des marges et… l’auditeur/narrateur supposé qui semble entretenir un certain niveau d’intimité avec le monstre, au point qu’on peut se demander si cette Red Right Hand n’est pas autant celle d’un tiers que sa propre main.
De Milton à l’homme des berges
Le premier motif qui se dégage de la chanson est évidemment celle de ce meurtrier véritable qui agit en lieu et place d’un dieu vengeur. Le titre est emprunté à un extrait du Paradis Perdu de Milton qui lui même reprend une expression utilisée (en latin) dans les Odes d’Horace et qui s’énonce ainsi :
« C’est assez à présent pour notre Père, assez
de neige et de grêle funeste envoyée sur la terre,
et de sa main rougeoyante frappant les hauteurs sacrées,
c’est assez de terreur pour Rome,
Iam satis terris niuis atque diræ
grandinis misit Pater et rubente
dextera sacras iaculatus arces
terruit Vrbem.. »
La référence à Milton est en fait assez incertaine (« And plunge us in the flames; or from above Should intermitted vengeance arm again His red right hand to plague us? « ) et semble renvoyer à Jésus lui-même, tandis que la version d’Horace paraît plus proche de celle de Cave, plus saignante et agressive que ne l’est celle de Milton. D’aucuns ont identifié également une référence au moins aussi intéressante chez le poète Buchanan et son Man of The Red Right Hand qu’on peut lire ici et qui illustre bien l’ambiguïté véhiculée par Cave entre la main saignante de l’égorgeur, du meurtrier et celle du dieu vengeur. Le développement qui est celui de la chanson vise assez classiquement à donner de la valeur à ce qui ne serait sinon qu’un sale tueur en lui attribuant les pouvoirs spectaculaires d’un grand prêtre ou d’un dieu. La confusion entre la main qui égorge et celle qui punit est fabuleusement rendue par Cave et crée une forme de tension érotique assez insoutenable qui s’exprime tout du long du poème/morceau. Le tueur ne tue pas tant pour tuer que pour venger ou honorer, pour sacrifier. Il tue une victime innocente (peut-être) mais suggère (de façon très chrétienne) que ce veau d’holocauste (ou boeuf) a des choses à se reprocher (un désir, une attitude consentante qui le mène à suivre ce drôle de personnage au delà du chemin de fer, par delà le pont).
Les observateurs pourront considérer ainsi que Red Right Hand est une version un peu trash et qui finit mal de This Charming Man de The Smiths.
Cette idée d’un type grand et un brin menaçant mais aussi attirant qui vous cueille à la périphérie de la ville pour vous proposer de l’argent (« You don’t have no money?/ He’ll get you some/You don’t have no car?/He’ll get you one ») est assez troublante et renvoie à des scènes bien connues du XIXe siècle de prostitution masculine ou féminine, pour de l’argent et l’encanaillement du bourgeois. La version de Nick Cave ne brille pas par son érotisme mais on peut mettre en avant ce passage qui ne laisse pas beaucoup place au doute.
He’ll wrap you in his arms
Tell you that you’ve been a good boy He’ll rekindle all the dreams It took you a lifetime to destroy He’ll reach deep into the hole Heal your shrinking soul But there won’t be a single thing That you can doCroquemitaine, serial-killer, violeur, dieu vengeur ou simple représentation du diable : on se demande bien ce qui fait qu’on suit le type si ce n’est pour assouvir un désir coupable d’y voir plus clair, de découvrir ce qu’on ne doit pas découvrir et de se mettre en danger. Le monstre embrasse et prend dans les bras, dévore et explore « le trou » en même temps qu’il fouille l’âme. On rapprochera cette fois la position de l’auditeur (qui le voit en rêves mais aussi en vrai) de la posture du spectateur qui voit l’araignée Robert Smith fondre sur lui, alors qu’il est allongé plein d’angoisse dans son lit, sur l’assez similaire Lullaby.
Red Right Hand fonctionne évidemment comme un film d’horreur en brouillant les cartes (et le plaisir) entre le tueur et sa victime. On s’amuse au fil de la chanson à passer de l’un à l’autre et à voir son propre équarrissage différemment selon la position qu’on occupe. Tueur ? Dieu ? Gourou ? Est-on l’araignée ou est-on la pièce de viande ? Les deux, votre honneur. On retrouve de manière encore plus simple cette dualité dans le Jack The Ripper de Morrissey qui en version live insuffle du plaisir (complètement pervers et sexiste) en déifiant le « rituel » assassin.
Lorsque l’équipe de Scream choisit la chanson en 1996, c’est non seulement un coup de génie (qui en transformera à jamais la postérité et la mémoire, au point qu’on la retrouvera ensuite dans les épisodes qui chercheront à renouer avec l’esprit « originel » de la franchise) mais une vraie évidence puisque Scream, dans le jeu permanent qu’il propose au spectateur, ne fait guère que « switcher » d’un point de vue à l’autre. On est le tueur qui regarde la victime et la victime qui… attend le tueur la regardant. On est le masque, celui qui est dessous, celui qui est face à lui : spectateur, réalisateur, acteur, soit à peu près le petit tour du propriétaire (ès focalisation) que nous propose Nick Cave durant la chanson. Deux ans avant ça, la chanson avait été utilisée de manière plus classique pour illustrer la scène du scooter dans Dumb and Dumber (1994), servant une transgression (le vol) qui portait sur elle (la vieille dame/ la culpabilité trompée de Lloyd) un même brouillage des cartes entre les personnages.
Du tempo au théâtre
L’attrait de The Red Right Hand tient donc, sur son texte, dans cette mise en scène perverse et bijective du croquemitaine et de sa victime, cette confusion entre le monde du désir, terrestre et sexuel, et celui de l’esprit et des rêves, du centre ville et du danger des marges (on pourra pour s’amuser aller comparer la figure de Red Right hand à celle de l’homme des berges dans la littérature XIXe ou du Slender Man plus près de nous – ce ne sont qu’une seule et même personne). Là encore, que Wes Craven s’entiche de ce morceau nous renvoie assez directement à l’un de ses précédents succès, Freddy ou les Griffes de la Nuit (film sorti dix ans tout juste avant la chanson).
Mick Harvey qui a co-écrit le morceau racontera également que Nick Cave en le composant avait rempli un carnet entier de notes décrivant avec précision la ville où se situait l’action de Red Right Hand et qu’il en avait emprunté la topographie à sa ville natale Wangaratta. Craven ferait pareil en disant précisément la ville de Woodsboro. La force de la chanson repose en partie sur la précision de la description des lieux qu’en donne Cave sur le premier couplet. C’est sur ce couplet que repose toute la crédibilité de la chanson et c’est lui aussi qui va venir valider la réalité de la menace : on y croit d’emblée, comme on reconnait chez Craven le caractère ordinaire, acceptable et affreusement banal d’une petite ville américaine.
A titre de comparaison inévitable, on doit aussi rapprocher Red Right Hand de Way Down In The Hole, titre assez similaire de Tom Waits, datant de 1987. La comparaison n’est pas à l’avantage de l’Américain tant l’écriture de Cave lui est supérieure, plus forte, plus précise, plus incarnée. Mais Red Right Hand a un autre atout dans sa manche : les Bad Seeds qui viennent servir à la perfection cette relecture.
Du morceau on retient évidemment ce carillon/cloche qui marque le début de l’intro et l’entrée dans la ville, puis ces notes d’orgue (descendantes) qui interviennent à la moitié du titre et en constituent le gimmick le plus évident. Les percussions sont discrètes (un balai) et la basse juste lugubre à souhait. La violence est plus suggérée que « montrée » ou « jouée » et c’est aussi un des ressorts utilisé par le groupe pour suggérer la peur. Le morceau évolue entre la pop, le rock, le blues et la balade folk. Difficile de le rattacher avec certitude à un genre musical, il serpente avec une certaine grâce, une certaine élasticité, en même temps qu’on chemine, lentement, presque d’un pas joueur, vers le meurtrier. A quatre minutes et quarante cinq secondes, on pourrait presque trouver Red Right Hand trop long et ennuyeux, si la manière dont le groupe étire la séquence n’était pas motivée justement par cette volonté de faire durer le plaisir, comme on rallongerait le trajet du condamné vers le billot. Le recours à l’orgue (et la carillon) font écho aux musiques pour le cinéma de série Z mais amènent aussi une solennité, un brin burlesque, qui a une fausse allure religieuse. Red Right Hand est à cet égard cet instant pivot où Nick Cave semble vouloir jouer et un peu se détacher des codes noirs, gothiques, satanistes et l’imagerie biblique voire Premier Testament, avec laquelle il s’amusait depuis ses débuts. Cette Red Right Hand n’a pas la profondeur, le sérieux et le caractère définitif de Tupelo. Elle ne peut pas être prise au sérieux comme on tremble sur The Mercy Seat. C’est une représentation réaliste (incarnée) mais qui est entourée d’une forme d’aura romanesque qui amène l’auditeur à s’en amuser.
Red Right Hand est ainsi le titre avec lequel Nick Cave semble envisager au second degré tout ce qu’il a fait. Il s’engage dans une forme de théâtralité lexicale et référentielle qui laissera penser à certains détracteurs que la suite de son œuvre est (jusqu’à Skeleton Tree, l’album du malheur véritable, celle de la mort de son fils) surjouée ou en partie fabriquée. Red Right Hand est le titre de la mise à distance, de la construction littéraire et musicale d’une menace, d’une sortie de l’état primitif qu’était encore Henry’s Dream pour un état de conscience où l’artiste joue avec sa matière première comme on travaillerait de l’argile. Les productions sont plus travaillées et s’accompagnent d’un tempo moins rapide et qui semble laisser la place au doute, à la pause, au spectacle. Let Love In, le morceau, n’est pas moins intense que les morceaux d’antan mais il donne le sentiment que pour la première fois Nick Cave se regarde en train d’écrire et de chanter. Il cesse de devenir un punk qui chante à la perfection pour devenir pour de bon un crooner qui peut se produire dans tous les registres. Sur le disque, les chansons à l’ancienne comme Thirsty Dog ou Jangling Jack sont devenues les moins convaincantes et les moins soignées parce qu’il manque à Nick Cave l’engagement et la brutalité que lui a enlevés la Red Right Hand.
Nick Cave a rencontré l’homme des berges, quelque part entre 1993 et 1994. Il lui a volé son mojo et lui a enfoncé une aiguille d’acier à la base du cou et a tué le punk en lui. Avec Red Right Hand, sa musique a cessé d’être dangereuse (pour lui et pour nous) pour devenir belle. On a gagné au change mais pris mille ans au passage.
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