Qu’est-ce qui peut amener à ce qu’un groupe ou un artiste suspende ses activités discographiques pendant dix ans et puis retrouve un beau matin son enveloppe artistique pour revenir aux affaires ? La destinée de Supercilious fera partie, quoi qu’il arrive à ce deuxième album – et on imagine bien qu’il ne lui arrivera rien du tout – , des questions que se poseront les auditeurs avant même d’avoir tiré le CD du cellophane. D’une certaine façon, on se fout de ce qui s’est passé, l’absence n’ayant souvent rien d’autre à dire qu’elle-même. Alexandre Vaudin, le quartier maître de Supercilious, a vécu, continué à faire un peu de musique et même bouclé un long format sous un autre patro/pseudonyme. Supercilious s’est cependant tu pendant une décennie, autant dire une sorte d’éternité commerciale, mais aussi un battement d’ailes musical. Dans l’espace infini où travaille le groupe, celui où croisent les crépitements électroniques et où vont boire les petites mélodies pop à l’abri des prédateurs, dix années passent plus vite qu’une soirée disco dans un clip parisien. Alors voilà : celui que son auteur annonçait forcément sublime débarque, porté par l’orfèvre contrebande Monopsone, et renoue avec le futur antérieur.
Next Time We Go Sublime dessinait une voie originale pour l’electronica, une sorte de petite musique mi-électronique, mi-pop, secouée de soubresauts instrumentaux et d’effets qui donnaient à l’ensemble une force cinématographique et une portée angoissante ou romantique assez exaltantes. Infinite Spaces ne fait finalement pas autre chose mais reproduit la geste pointilliste avec plus d’assurance, de force et peut-être d’inspiration. Comme il ne sert pas à grand-chose de le comparer à son prédécesseur, on dira que cet album, conçu avec la complicité d’Alban Chaline (ami de longue date de Vaudin) et de quelques invités, propose une synthèse émouvante, sensible et pétillante de tout ce qui fait le charme des machines qui chantent. Supercilious se comporte comme un navire dériveur qui croiserait au large les esquifs de chez Warp, le vaisseau-amiral Aphex Twin, le mégapaquebot New Order, le trimaran Hood période Cold House et puis aussi les trompettes Croisière S’amuse d’un voilier Belle and Sebastian. Hey Lacombe Would You Play It Once Again For Me Please ?, le premier des huit morceaux se dégage avec élégance de ce substrat référentiel pour diffuser une « envie d’y aller » et un enthousiasme communicatif. Sur le magnifique End of Their Reign qui suit, le groupe convoque l’Il Etait Une Fois La Révolution de Sergio Leone pour un morceau qui évoque les meilleures pièces audio-cinématographiques de Black Reindeer. Le sample, aussi bien placé, fait merveille et rappelle d’autres artisans des bandes-son pour films qui n’existent pas. Entre Stephen Jones et Alexandre Vaudin, le parallèle est assez vite établi et les musiques jumelles. L’art des titres qui portent (Delusion Of Grandeur) amuse communément, tandis que le Français l’emporte haut la main quand on en vient à parler de dynamisme et de dramaturgie. Là où Jones travaille de vieux discours politiques et décortique l’état du monde, le Tourangeau préfère l’effet Nouvelle Vague et l’intime en mettant en musique superbement le beau monologue de Guillaume Depardieu dans les Apprentis (Mon Egérie Est Bien Jolie). On pense bien sûr au Maman Et La Putain d’Eustache chez Diabologum, dans une version atrophiée, anémiée et encore plus mélancolique. Le disque échappe à toute volonté d’emphase et de tape à l’œil.
Les Espaces Infinis du titre sont ramenés dès lors à hauteur d’homme et la musique se fait exploratrice d’états d’âme. Le quatuor à cordes 440Hz s’emploie magnifiquement sur le Pärtien et déchirant Empty Spirits tandis que le lumineux The Yoko Song en appelle, en conclusion, à un nouveau lever de soleil électronique. La musique de Supercilious laisse passer un filet de voix féminine (Natasha Penot de Grisbi / The Apartments), quelques synthétiseurs synth-pop à la Fabio Frizzi sur l’étrange Three Minutes, I Remember mais interroge plutôt cet espace intérieur, où comme l’exprime le personnage de Depardieu dans le sample, tristesse et joie se mêlent, cet endroit secret où naissent, fleurissent et meurent les morceaux de musique. C’est depuis cet abri à la porte entrebâillée qu’Alexandre Vaudin semble composer ses titres et nous les faire entendre… ou pas, quand il en a envie.
Face à une musique émise depuis un espace si modeste et si personnel, il apparaîtra probablement déplacé de trop en faire, mais ce deuxième album de Supercilious est, comme dirait l’autre, une « friandise existentielle » qu’on s’en voudrait de laisser fondre dans l’oreille d’autrui. Infinite Spaces fait partie des albums qu’on aimerait garder pour soi et ne partager avec personne. Mais parce qu’on n’est pas chien, on vous en recommande vivement l’acquisition et l’écoute. Comme nous ainsi, gagnerez-vous, en toute discrétion, cette tranquillitas romaine que le disque procure, cette paix dans la dissolution qu’il inspire et qui a de faux airs d’Eden.