Kraftwerk à la Philharmonie : Marche arrière vers le futur

Kraftwerk

Du futur d’hier, il ne reste plus grand-chose. Ce qui est advenu a remplacé ce qui aurait pu être. Ce qu’on avait prédit n’est finalement plus qu’un objet de nostalgie, poétique à force d’être révisé. Kraftwerk a signé à partir de 1970 quelques-unes des pages les plus significatives des musiques électroniques. Les sept ou huit années entre 1974 (Autobahn) et 1981 (Computer World) ont défini bien des choses. Le concert du groupe, donné hier à l’occasion du festival Days Off, à la Philharmonie de Paris, ressemble à un cours d’histoire mais aussi à un long (et parfois ennuyeux) frisson durant lequel l’Histoire, le futur, le souvenir et le présent bourgeois du spectateur se frottent l’un à l’autre.

La salle y est pour quelque chose : majestueuse et taillée dans cette même ambivalence, futuriste et démodée à la fois, classique et révolutionnaire. Voilà à quoi on pense quand les Kraftwerk lancent la mécanique. Ralf Hütter, dernier survivant des débuts, a désormais 72 ans. Les robots ne vieillissent pas et tout le monde s’en moque. Les quatre hommes dont le plus jeune a tout jeune cinquante ans (Falk Grieffenhagen n’est là que depuis 2013, rejoignant le groupe en tournée) sont fourrés dans leurs combinaisons noires lardées de circuits électroniques. Le son n’a pas d’âge. Ou du moins pas tout le temps. Il y a un charme instantané qui naît lorsqu’on entend pour la première fois « en vrai » (même si la rendition live n’a pas grand-chose à rendre ou à prendre à l’écoute en chambre) Computerworld puis l’immense Mensch Maschine. Les visuels sont splendides, montés à la mode du jour en 3D qui jaillissent petitement mais épatent tout de même.

Kraftwerk à la Philharmonie

On entre d’un pied sûr et émerveillé dans un incroyable Space Lab, reconstitué devant nos yeux et qui nous donne pour la première fois l’idée qu’on aurait pu nous-même monter dans les étoiles. The Man-Machine est peut-être l’album le plus décisif du groupe. L’ensemble des chansons y passeront à l’exception (comme de bien entendu) de notre préférée Métropolis. SpaceLab, The Model, The Man Machine et bien sûr The Robots (à l’ouverture du rappel) font forte impression. Le son n’a pas vieilli. La force des mélodies demeure et la modernité d’une musique composée il y a plus de quarante ans est évidente. Le public applaudit entre les séquences, plein de respect et d’autosatisfaction. Voir Kraftwerk est une récompense sociale en même temps qu’un événement historique. Voir ça et mourir. Pas nous, eux. Les places sont un peu chères et il n’y a plus rien d’improvisé. On imagine que les appareils d’aujourd’hui offrent toutes les garanties de bien fonctionner. Qu’il y a des redondances. On se demande parfois s’il reste de l’artisanat derrière, des fragilités ou si tout a été sécurisé. On se souvient qu’hier, il y avait encore des fils et des soudures. Le nouvel âge est esthétiquement dépouillé, lisse, maîtrisé en apparence. L’installation elle-même a rejoint la représentation d’un futur qu’on ne trouvait alors que chez Kubrick. Le futur est devant nos yeux mais ce n’est pas lui qui a prévalu. Il n’est qu’un mirage.

Ralf Hütter chante pour de vrai. Sa voix, à quelques reprises, est à peine filtrée, étrangement naturelle et nue. Il décline les lignes mantra en japonais, en français, en allemand et en anglais avec une facilité et une absence d’accent étonnante. Des quatre hommes il semble le plus actif. Qui fait quoi ? Avec le temps, la part d’humanité n’a pas pris plus de place dans l’équilibre des choses. Il arrive même qu’elle reflue face à l’impression du spectacle. On n’essaie même pas de savoir où sont les musiciens et les pantins. Les boutons tournent mais les sons sont déjà là. Venus du cœur même de la machine électrique. Les Kraftwerk, au pupitre, sont magnifiques à voir. Ils ponctuent une boucle d’un battement du pied. Ils relèvent une épaule. Leur immobilisme vaut toutes les chorégraphies du monde.

Kraftwerk à la Philharmonie

Musicalement, la salle s’ébroue sous  l’effet de cette musique d’un autre âge. Devant ou derrière ? La flèche du temps ne sait pas dans quel sens se diriger. Le volume augmente puis baisse. On ne sait pas si c’est fait exprès. Le groupe brode parfois sur ses anciens motifs et introduit des boucles nouvelles. Certains morceaux font l’objet d’une cure de jouvence qui produit l’effet contraire et les ramène, dans nos cerveaux, à leur version originelle. Neon Lights a vieilli. On pense à Blade Runner, aux lumières de la ville mais aussi aux années 70, aux premiers passages. Tout ceci a mille ans maintenant. Metropolis nous manque encore à ce moment-là. Radio Activity gronde enfin. Le plus grand. Le plus puissant. On a beau s’y attendre : le morceau impressionne à cette distance. On sent la menace. On sent qu’elle est là. Il y a une portée politique à ces cinq minutes qui n’a pas changé. On peut être engagé sans presque rien dire. A côté, Tour de France fait toujours aussi pâle figure. Le titre phare n’est pas si mauvais et on s’y habitue avec le temps. Ses dérivés, et notamment l’Aéro Dynamique qui plombera un peu le rappel, sont plus faibles. Kraftwerk n’a jamais dépassé la fin des années 80. Le reste ressemble à une mise à jour ratée. Trans Europe Express n’a plus d’âme, lui qu’on adorait emprunter jadis, ou alors pas beaucoup tandis que Autobahn nous rappelle immanquablement les premières fois où on l’entendait. On se souvient malgré nous de la place de chaque note, des voitures qu’on croise comme si on avait fait le chemin mille fois. La Philharmonie ressemble à une mise à jour de notre voiture de l’époque. C’est le meilleur endroit pour écouter Kraftwerk. La route. « Je suis l’opérateur unique« , chante Hütter. « L’opérateur unique. Je fais les comptes. Je contrôle ». La calculette vient de loin. Il s’agit toujours de soustraire, d’enlever, plutôt que d’ajouter. On a l’impression, pour la première fois, que cette chanson pourrait parler de Dieu.

Le concert de Kraftwerk se déploie sur deux heures. Il ennuie à la fin et le rappel n’est pas bien construit. Robots est arrangé spectaculairement et précédé par une sortie de scène remarquable, tandis que les robots à l’arrière-plan font le show, seuls et enfin autonomes. Music Non Stop et Boing Boom Tschak constituent un final un brin en deçà du reste. Le charme se dissipe dans la durée mais n’écorne pas le bonheur d’avoir vu et entendu cela en vrai, d’avoir communié avec ces histoires d’un autre âge. Hütter quitte la salle en dernier. Petit et immense à la fois. Ces hommes là ont marché sur la Lune, à défaut de l’inventer. Cela fait 30 ans qu’ils en vivent et racontent ce qu’ils ont vu, comme Buzz Aldrin et ses amis.

Le groupe joue ce soir et demain, au même endroit, au même moment. Et puis non.

Kraftwerk à la Philharmonie

photos : SBO2019

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