Ceux qui attendaient, depuis des années, un grand disque de la part de Swift Guad et d’Al’Tarba ne seront pas déçus. Musique Classique, à l’échelle du hip-hop français, est une bombe d’intelligence et de pertinence, un maelstrom d’ambiances, de sons, de pistes mélodiques explorées mais aussi une sorte de manifeste culturel et politique désolé et désenchanté pour la génération rap d’après les pionniers.
Le disque avec ses 16 plages est roboratif, d’une densité dans les lyrics et les prods qui marque l’ambition et la créativité des deux hommes. Les textes de Swift Guad sont imposants, inspirés et définitifs. Les punchlines sont souvent brillantes, rarement gratuites et reposent le plus souvent sur un mélange de souvenirs intimes, d’engagement personnel et de références cinématographiques iconiques (Musique Classique). La production d’Al’Tarba est, d’où qu’on la contemple, passionnante et foisonnante. Elle déploie une variété d’approches et de structures qui confirme la position dominante du Toulousain sur son secteur d’activités. L’album qu’on attendait rentre-dedans et uptempo démarre dans un contre-pied complet par une série de morceaux narratifs et plutôt midtempo. Catharsis, à l’ouverture, donne le ton : il s’agira de faire le point sur la vie telle qu’elle va et ce ne sera pas rose. « C’est dangereusement que je vois la vie. La violence n’est pas un choix facile. J’ai contracté le syndrome du chat noir. Je me suis perdu dans l’œil du cyclone. J’allume la mèche et après je décolle», chante Guad en mode « bête traquée ». La description est sombre et donne le ton d’un disque de résistance à la fois plombant et fier. Le rappeur de Montreuil mêle les éclats de colère, la tristesse profonde et le découragement devant le désastre ambiant, tout en donnant une description virtuose du monde qui tourne autour de lui. Trafics, drogue, crime, misère, déscolarisation, la description renvoie à l’univers quasi fantastique et poisseux évoqué par Al’Tarba dans son dernier album. L’usure est à l’œuvre, épuisant les protagonistes et rendant l’expression d’une rébellion très improbable. «J’ai un coup dans l’aile mais je m’envolerai dans le prochain courant d’air. Il va sortir le petit oiseau et je vais finir en petits morceaux comme sur une toile de Picasso. (…) Je crois que je suis un ange déchu. Cuit, cuit, cuit. Parce qu’on est cuits. », constate le rappeur sur le magnifique L’oiseau Bleu, servi par un beat famélique de son compère. Cash Misère nous mène plus loin encore dans la dégringolade. Le constat est terrible, presque sans appel. Il n’y a pas d’issue et on ne voit pas dès lors comment on pourra tenir dix titres de plus dans cette noirceur et ce désespoir.
Il faut attendre la plage 5, le génial Marquis de Guad, pour que Musique Classique allume la lumière et change d’époque et de ton. La production s’enrichit d’un clavecin et Guad retrouve sa joie de vivre en batifolant avec des courtisanes XVIIIème siècle. L’album entre alors dans un mouvement différent, plus joueur et collectif. Les Maux Croisés avec I.N.C.H nous offrent ce qui est peut-être le morceau le plus jouissif du disque, emballé et emballant avec la délicatesse et la force d’une Droogz Brigade chahuteuse. « Bientôt 40 ans, je ne sais toujours pas ce qui m’attend. Moi je devais percer, mais je me suis fait les ligaments. Encore des maux croisés, et si on te croise on te nique ta race. » Le featuring de Dooz Kawa et Kacem Wapalek sur le Tourbillon (de la vie) emmène le hip-hop du duo dans un univers Nouvelle Vague singulièrement différent, plus chaleureux et quasi variété. On pense à Oscar Lézar mais aussi à un univers plus mainstream et accessible à la Big Flo et Oli, sans l’accent et la guimauve. Cela se fait sans véritable rupture de ton mais avec une volonté de faire occuper au disque un spectre aussi large que possible. Musique Classique peut s’entendre comme un panorama représentatif du hip-hop alternatif de notre époque. Black Mirror est plus expérimental. Le beat est métallique et sec, technologique et froid, soit à peu près tout le contraire de ce qui se dégage de Taj Mahal qui suit, morceau lo-fi, quasi artisanal emmené par un Grems habité et bancal. On passe de cette miniature branlante à un Pixel Kid solennel et majestueux. Le morceau est grandiose. Guad entre en force dans ses couplets et Al’Tarba livre une prod brillante et racée. Ce morceau assure la transition vers le dernier tiers de l’album.
On y retrouve le ton narratif et la qualité des descriptions de la première partie mais avec un habillage sonore qui est moins terre à terre et lourd que sur les premiers morceaux. Questions de chiffres utilise une sorte de boîte à musique pour suggérer un environnement nostalgique et enfantin. On retrouve cette ambiance irréelle et quasi mystique sur un autre des sommets du disque : Les Chants de Maldoror. Le flow et la prod convergent pour donner l’impression qu’on descend le cours du temps. On glisse à travers les époques. On navigue à la recherche d’une morale. On prend des années et des coups. Swift Guad pose un conte épique que Virus conclut brillamment. La question du sens de la vie est centrale. « On fait peu de poids devant les traditions. Moi j’ai ma mission. Avant j’écrivais pour laisser une trace. Maintenant j’écris pour que les marques s’effacent. Après nous le dégel. » Les samples d’Al’ Tarba encadrent le tout et on se dit qu’on n’est pas venus pour rien. Les deux hommes tournent autour de la morale de l’histoire. Est-ce que tout est VRAIMENT perdu ou est-ce que chanter la misère suffira à racheter nos pêchés ? Pavillon noir évoque une éthique de pirate. Fuir et survivre. Piller et paraître. Il faut écumer l’époque et faire ce qu’on peut, tracer sa route et ne pas se retourner. Résister et combattre. Perdre avec les honneurs avant de filer en douce.
Musique Classique est un acte artistique de défi et de courage, une forme de résistance active et désespérée au cafard et au traquenard que le capitalisme et les forces sombres nous ont tendus. Le Petit Prince, est un portrait délicat et triste. « Il a les crocs. Il a grandi trop vite. Il roule en Merco. » Fin de l’histoire. Les enfants d’hier ont mal tourné. Le Dernier souffle est prodigieux. Noir c’est noir, cet album résonne comme un enterrement de première classe, grande pompe et tête haute. C’est une hécatombe en majesté. Un premier album qui sonne comme le dernier, beau et tragique comme une agonie romantique.
02. Musique Classique
03. L’oiseau bleu
04. Cash Misere
05. Le Marquis de Guad
06. Maux Croisés feat Al’Tarba et I.N.C.H
07. Le Tourbillon feat Dooz Kawa et Kacem Wapalek
08. Black Mirror
09. Taj Mahal feat Grems
10. Pixel Kid
11. Question de chiffres
12. Les Chants de Maldoror feat Cenza et Virus
13. Pavillon Noir
14. Sorry feat Noss et Al’tarba
15. Petit Prince
16. Dernier Souffle