The Cranberries / In The End
[BMG Records]

6.7 Note de l'auteur
6.7

The Cranberries - In The EndIl aura fallu la mort tragique de Dolores O’Riordan en janvier 2018 pour qu’on puisse à nouveau réécouter les Cranberries. L’histoire est un peu triste mais finit plutôt bien, ou du moins de manière satisfaisante, avec cet album posthume qui, étrangement, est aussi le plus proche musicalement et vocalement de Everybody Else Is Doing It, So Why Can’t We, le premier album des Irlandais.

En 1993, pour ceux qui y étaient, le groupe de O’Riordan avait rencontré un certain succès dans le monde du rock indépendant avec un premier essai qui témoignait non seulement d’une belle qualité d’écriture mais aussi de solides références. Les Cranberries sonnaient à leur meilleur comme un mélange de The Smiths (pour les guitares) et de The Sundays (groupe majeur/mineur quasi contemporain mais déjà passé en contrebande cette année-là), O’Riordan offrant aux fans enamourés une version presque améliorée de la délicate Harriet Wheeler. Le groupe enchaînait rapidement sur un No Need To Argue écrasé par le rayonnement de Ode to My Family et Zombie, titres qui masquaient les plus délicats et subtils Yeat’s Grave ou The Icicle Melts. Les Cranberries s’imposaient peu à peu comme une grosse machine FM aux paroles conservatrices (ce que nous apprenait ce deuxième album) et développaient un autre projet que celui amorcé à leurs débuts. Comme souvent en ces circonstances, on lâchait prise, abandonnant le groupe et sa chanteuse qui, touchée par le syndrome Björk ou des Voix Bulgares, gagnait ses galons de voix horripilante à coups d’outrances façon « And their bombs/and their guns » renouvelées.

In The End est un album, à cette aune, modeste et enregistré en mode ligne claire. Et pour cause, O’Riordan s’est contentée de saisir les pistes vocales en solitaire quelques mois avant sa mort, sous forme de démos suffisamment solides et évoluées pour qu’à aucun moment on ne se rende compte du subterfuge. Les membres du groupe ont récupéré, sur son ordinateur, les chansons et les pistes au printemps 2018 et ont finalisé un travail qui était déjà particulièrement avancé. In The End est ainsi une sorte de « dernier cadeau » (c’est comme cela qu’il se présente) fait par la chanteuse aux membres de son groupe. On ne s’amusera même pas ici à traquer les textes qui annoncent la mort de la star tant les messages sont appuyés et l’album presque entièrement tourné vers l’au-delà. Les titres parlent d’eux-mêmes : Lost, In The End, All Over Now. Dolores O’Riordan n’était officiellement pas déprimée et au bout du rouleau au moment où elle a écrit les textes et interprété ces morceaux mais semblait comme hantée par l’idée d’une fin qui n’apparaît pas tant ici comme la sienne que celle d’une époque, d’une relation amoureuse ou de sa propre jeunesse.

In The End est à cet égard un album assez bouleversant par sa capacité à aborder de front et plutôt courageusement des problématiques pesantes, tristes et sans issue. Les voix, démos obligent, sont plus tenues et moins puissantes qu’à la grande époque du groupe ce qui renforce la fragilité du propos et permet aux Cranberries de retrouver le registre intimiste de leurs débuts. Il y a bien quelques envolées lyriques caractéristiques du groupe, à l’image du remarquable (et un brin boursouflé) Wake Me When It’s Over, mais In The End évite souvent la démesure qui aurait pu nous agacer. L’album démarre par un électrique All Over Now, single naturel où on entend des guitares à la Placebo, une rythmique archétypale du rock britannique et une voix entière dédiée à la tâche. Le morceau est solide, agréable et caractérisé par un bel équilibre, évoquant la question des femmes battues d’une manière très convenue mais pertinente. Les morceaux qui suivent sont plus intéressants à l’image de Lost qui est l’un des morceaux les plus réussis de l’album.  « I am lost with you. I am lost without you. » chante une O’Riordan, fragile et magnifique. On sent le temps qui passe et la désorientation qui gagne, tandis que la voix monte en intensité. C’est du Cranberries pur jus mais là encore, parfaitement équilibré entre émotion et démonstration de savoir-faire. On retrouve ce dosage sur Wake Me When It’s Over dans une version plus conquérante et moins chargée en émotion. La chanteuse semble toujours aux prises avec ses démons et ses hésitations. L’état de trouble rencontre un déluge un peu trop littéral de guitares électriques qui ne surprend pas suffisamment pour qu’on maintienne l’intérêt sur les quatre minutes du morceau. In The End est globalement un album assez prévisible et qui offre l’avantage et le réconfort de la familiarité. Il est exceptionnel parce qu’il n’a pas aucune ambition spécifique, ni justement rien d’exceptionnel. A Place I Know est une magnifique balade un peu triste qui parle de gamins et de cœurs brisés, de violence et de bonheur. Illusion évolue dans un registre assez proche.

Il y a quelques instants vraiment magiques et animés par une belle énergie pop qui se présentent un peu plus loin. Got It est très chouette et Summer Song une excellente surprise. Le recours fréquent à des guitares acoustiques renforce le sentiment de proximité avec O’ Riordan et s’avère un excellent choix. La production est particulièrement réussie sur ce titre avec, à l’arrière-plan, des nappes de synthé et un rapport basse/batterie très années 80. La voix est fraîche et d’une vivacité assez bluffante, rappelant la grâce, le charme et la beauté d’une Kirsty Mc Coll. Le vibrato de la chanteuse touche juste sur Crazy Heart et l’on sent progressivement le frisson du voyage dans le temps. Les mauvaises langues diront que The Pressure n’apporte rien de bien nouveau et que les thèmes sont abordés de manière assez superficielle. Ce n’est pas faux mais on finit par se laisser prendre au jeu et par se laisser gagner par une tristesse et une nostalgie souriantes. In The End, morceau éponyme et qui referme la bière, achèvera de nous tirer les larmes. Le groupe installe sa chanteuse dans notre chambre, seulement accompagnée d’une guitare, pour ce qui restera la pièce la plus émouvante de l’ensemble. « Ain’t it strange/ When everything you wanted/ Was nothing that you wanted/ In the end. » C’est à peu près ainsi que l’affaire se conclut, en laissant l’impression qu’elle le fait de la plus belle et de la plus digne des façons. Le drame est noué et dénoué autour de ces quelques vers décisifs, quelque part entre pop, Jung et Schopenhauer.

Les albums posthumes ne brillent généralement pas par leurs qualités. In The End est l’exception qui confirme la règle. C’est un album qui donne le sentiment de boucler la boucle pour ce qui restera l’une des plus belles réussites collectives de la pop irlandaise de ces trente dernières années. The Cranberries n’est évidemment plus rien après ça mais se sera offert un dernier voyage dans le champ de ses possibles inaboutis. Le succès est-il une chance ou une malédiction ? Est-ce que l’histoire aurait pu tourner différemment ? Est-ce que la chanteuse se serait alors évité tous ces tourments ? Plutôt que de chercher des réponses à ça, on fera mieux d’écouter de la musique. Il n’y a que ça du début à la fin et de la fin au début. Hallelujah.

Tracklist
01. All Over Now
02. Lost
03. Wake Me When It’s Over
04. A Place I Know
05. Catch Me If You Can
06. Got It
07. Illusion
08. Crazy Heart
09. Summer Song
10 The Pressure
11.In The End
Écouter The Cranberries - In The End

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