Wrangler / A Situation
[Bella Union]

8.3 Note de l'auteur
8.3

Wrangler - A SituationCe n’est pas tous les jours qu’on croise un album électro ou cold wave aussi réussi. La musique de Wrangler se situe au confluent des genres, quelque part entre l’héritage cold de Manchester (l’un des membres du groupe faisait partie de Cabaret Voltaire), l’électronica malicieuse d’Outre-Rhin et la synth pop arythmique des Américains.  D’aucuns y verront aussi des traces de Front 242 et de la mouvance électro-belge. Electro, indus, cold : le bouturage a si bien fonctionné qu’on ne s’y retrouve plus. Pour dire la chose, on serait bien infoutus de ranger le troisième album de ce minisupergroupe, A Situation, sur une étagère, tant on peut y trouver de choses à aimer pour danser (beaucoup), frissonner et vibrer (oui).

Les Wrangler (qui signifie au choix cowboy, dompteur, emmerdeur – le groupe semble l’appliquer à sa capacité à « dompter » de vieux synthés et instruments rares) s’organisent en trio avec aux manettes Stephen Mallinder (Cabaret Voltaire), Phil Winters (Tunng) et Ben Edwards (Benge). Dans le monde de l’électro, ces types là sont assez renommés et ont un CV long comme le bras. Avec Wrangler, ils mettent en commun leur expérience et leur sens inné de la débrouille pour composer une musique qui renvoie, avec une certaine allégresse, à ce qu’il y a de plus angoissant et de sombre dans le monde moderne. A Situation, sorti il y a quelques mois, est un album inquiet et jovial à la fois, un album jouissif et qui  n’est pas là pour faire semblant. L’entrée en matière, Anthropocene, est particulièrement dark et évoque évidemment l’irruption (soudaine, à l’échelle des temps) de l’homme, venu saborder par son action destructrice l’oeuvre de la création. La plage se déploie sur plus de cinq minutes et finit par nous tenir dans ses anneaux électro. La voix est modifiée, diabolique presque dans sa présentation. L’atmosphère s’allège à peine sur le titre qui suit, How To Start A Revolution. Le morceau est une excellente illustration de la sensibilité des membres du groupe et de leur domaine (respectif) d’expression. Winters amène au groupe une forme de sensibilité pop et de délicatesse. Mallinder est froid comme la glace mais, à l’image de son groupe d’origine, ne rechigne jamais à faire s’enflammer les machines. Edwards assure plus (on le suppose) une fonction de producteur, réconciliant les différentes approches des contributeurs pour leur donner une patine homogène et cette texture si singulière.

Wrangler s’intéresse bien entendu (c’est sa nature et sans doute le pourquoi de son lancement) au rôle de la technologie (machines, réseaux sociaux, échanges de données) dans la société et dans la musique. C’est le thème du joueur Machines Designed (To Eat You Up) qui renvoie bien à l’ambiguïté du rapport de l’homme à la machine, séduction, attraction, dépendance et dépassement. Le fait que notre rapport au monde se noue de plus en plus via la médiation de la machine représente-t-il un danger pour l’espèce entière ? Est-ce un désastre ou une simple redéfinition telle que l’histoire en a portée par le passé ? Wrangler n’est pas optimiste par rapport à tout ça, ce que le groupe exprime brillamment à travers l’une des meilleures pièces du disque, Mess, et son jumeau, Knowledge Deficit. Oui, nous devenons de plus en plus bêtes et de plus en plus contents de l’être. Wrangler épingle l’insouciance de l’homme, sa capacité à s’enivrer (sans aucune raison objective) de la vitesse à laquelle son destin lui échappe et est confié au réseau. Les sept minutes de Mess sont remarquables, hypnotiques et aussi follement divertissantes. L’électro rebondit et se répète en boucles agiles et soyeuses. C’est du grand et bel art.

L’influence des pionniers tels que Kraftwerk n’est pas étrangère à la belle lisibilité des pièces que Wrangler aligne ici. Mais on pense aussi aux aspects les plus lumineux et mélodiques du Throbbing Gristle tirés par Chris Carter au sein de Chris & Cosey. Rhizomatic est aussi complexe que séduisant avec ses faux airs de Computer World. Les plages qui lorgnent vers l’ambient sont bien senties, qu’elles soient ralenties (Anarchy of Sound) ou plus chargées en bpms (Slide).

A Situation est un album d’électro qui ravira autant les spécialistes du genre que les profanes. Il est à la fois très cohérent et varié, séduisant et suffisamment sérieux pour faire passer quelques messages et sensations. A l’heure où on traque les ravers et autres amateurs comme les nouveaux coupables (de quoi au juste?), il est urgent de passer du temps à expliquer les musiques électroniques aux idiots qui nous gouvernent. A Situation, le titre, est un modèle du genre, efficace et intelligent, une chanson redoutable et irrésistible. Il y a plus d’humanité, de chaleur et de neurones en jeu ici que dans 95% des travaux de « chanson traditionnelle », de RnB ou de je ne sais quelle musique on loue dans l’univers mainstream.

Tracklist
01. Anthropocene
02. How To Start A Revolution
03. Machines (Designed To Eat You Up)
04. Mess
05. Knowledge Deficit
06. Rhizomatic
07. Anarchy of Sound
08. Slide
09. A Situation
10. White Noise
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