C’est toujours un crève-cœur d’avoir été un fan de la première heure d’une artiste et d’y croire un peu moins quand le monde entier semble s’enticher de son talent. On a été emballé par Nilüfer Yanya dès ses premiers singles, au point d’avoir glissé son premier disque, Miss Universe, parmi nos albums préférés de cette année, puis d’avoir claqué un joli 9,3/10 à son Painless suivant. On ne renie rien de tout ça et on continue de trouver l’Anglaise remarquable dans sa manière de marier les genres, de faire cohabiter autour de cette voix grave, insensée, séduisante et vulgaire à la fois, des motifs de guitare rock et des sonorités soul/Rnb qu’on a pas si souvent l’habitude de voir traîner ensemble.
My Method Actor, son troisième album, n’enlève rien du tout à ce qu’on adorait chez la jeune femme mais n’est pas non plus la transformation magique qui devait nous amener à réaliser notre fantasme absolu : celui d’écouter un album qui aurait la grâce d’un disque de Sade et la profondeur âpre d’un disque de PJ Harvey. Avec le recul, c’est probablement ce mouton à cinq pattes, cette chanteuse-hydre mythologique, qu’on a toujours cherchée et voulu voir chez Nilüfer Yanya, persuadés que son développement d’artiste allait un jour l’y mener. Il y a sur ce disque un certain nombre de titres qui sont à la hauteur de notre « ambition pour elle » (depuis quand d’ailleurs se permet-on en tant qu’auditeur d’avoir des ambitions pour un artiste ?!). Method Actor, par exemple, répond assez exactement au cahier des charges : c’est rock mais aussi tout autre autre chose. La manière dont Yanya utilise ses guitares est fantastique : elles portent, elles déchargent et puis, le reste du temps, elles tournent autour d’une voix qui évolue toute seule en apesanteur soul. C’est d’une précision et surtout d’une audace presque jamais vue et entendue. La chanson est formidable, innovante, unique presque. Et même le texte est à la hauteur, groovy, cool, mais radical dans sa façon de porter l’incertitude.
Keepin’ me down, can’t get one past me
I came here last week
Just shake with laughter, my method actor
Not gonna solve all my problems
I’d love to drown in my new costume
It’s not a fault, won’t apologize for
How comes right now, there’s no advice for?
People like you and me get jaded
People like us, our dreams get faded
Why go back so soon?
What do you keep in that room?
Keepin’ me down, old school glamour
Can’t get much faster
Messin’ around ’til I shake with laughter
Come place your dagger
Nilüfer Yanya parle du jeu des apparences, de la manière de se présenter avec beaucoup d’assurance et de justesse, mais aussi en s’interrogeant sur ce qu’elle perd en s’affichant sous tel ou tel jour. On dirait du Lana Del Rey pour les nuls, sans le tralala référentiel qui accompagne les images de l’Américaine.
Mais il y a quelques pièces où « les chansons manquent un peu » et où la voix de Yanya est obligée de faire tout le boulot. C’est alors que l’album peine à décoller et ne tient pas tout à fait ses promesses. C’est le cas par exemple sur le premier morceau, Keep On Dancing, qui, après un démarrage plutôt efficace (la guitare acoustique, le premier couplet), ne parvient pas à développer un motif vraiment marquant et s’essouffle alors même qu’il ne dure pas plus de deux minutes. On a cette même sensation à quelques reprises sur le disque : cette idée que son co-auteur Wilma Archer et la jeune femme se sont contentés d’établir un tapis sonore conforme à ce qu’on attend d’eux, sans avoir réussi à capter une mélodie vraiment décisive ou suffisamment solide pour bâtir une chanson autour. On peut prendre pour exemple un morceau comme Call It Love, qu’on peut trouver beau, intime mais qui ne repose que sur du vent et manque complètement de substance. On n’est pas super fans non plus d’un Ready For Sun (touch) qui passe à côté de toute dynamique et que la production tente de faire plus grosse que le boeuf. L’auditeur peut s’en remettre alors aux arrangements (l’électro maline) ou à la pure technique vocale mais cela ne fait pas pour autant une bonne chanson ou alors une chanson de transition, moderniste et palote qui n’est clairement pas au niveau des titres cités précédemment.
I’m all out of place, I’m all out of luck
There’s nothing around so what you waiting for?
There’s nothing to save and boy, I look rough
You made a mistake, you don’t give a fuck
You do what you want, so what you waiting for?
C’est cosy, il y a un gros mot (« fuck ») pour indiquer qu’on est dans la sincérité des émotions, mais cela ne va pas très loin. On a le sentiment sur ce genre de titres que si les marqueurs de talent sont présents, leur animation globale pêche un peu. On a cette même impression de pilotage automatique qui s’active sur Just A Western, comme si ne retrouvait pas tout à fait la fraîcheur et l’intensité des premiers jours.
A l’inverse, quelques titres de cet entre-deux vont trouver leur voie dans l’éparpillement et le tâtonnement, à l’image de l’excellent Mutations, chanson-bœuf qui serpente entre les genres et va prendre appui sur un riff de guitares apparu autour d’1mn 20 pour se propulser vers des sommets… orchestraux. Nilüfer Yanya est infiniment plus passionnante dans ces développements incertains et sinueux que lorsqu’elle défile dans un décor conçu par et pour elle et qui fait rebondir son talent contre des parois bien lisses comme sur le final Wingspan.
Si la balance penche clairement du bon côté et qu’il y a ici de quoi faire pour s’enthousiasmer, on doit exprimer un petit fond de déception à l’écoute de ce My Method Actor dont on attendait sans doute trop. C’est un bon troisième disque, porté par quatre ou cinq excellents morceaux, mais qui, au contraire des précédents, n’a pas tout pour lui.