La surprise est divine, mais pas si sublime en définitive. Si retrouver le songwriting de Robert Smith à ce niveau de densité, d’émotion et de pureté était inespéré après quinze ans de silence et quasiment trente sans un bon disque (on n’a jamais beaucoup aimé Bloodflowers), la révélation avancée (en live et en single) de cinq des huit morceaux de Songs of A Lost World nous aura laissé espérer un disque bouleversant et définitif, un ultime effort créatif qui nous renverrait à notre passion de jeunesse, que cet album n’est pas tout à fait.
Des trois chansons qu’on n’avait pas encore écoutées, seule Warsong se situe au niveau d’Alone ou I Can Never Say Goodbye. Drone No Drone, positionnée en plein milieu du disque, qui aurait pu/du en être le pivot, la clé de voûte et le centre de gravité, démarre comme une de ces chansons un peu curieuses et atypiques qui rendaient parfois Wild Mood Swings attachant. Le ton est tranchant, la voix plus sèche, l’introduction plus ramassée que sur les autres pièces et le texte exprime une forme de désorientation qui va emporter le morceau vers un grand n’importe quoi sans grâce et qui virera vite au naufrage. The Cure n’est pas un groupe qui peut divaguer ou s’aventurer loin de ses bases. La guitare de Reeves Gabrels vient cisailler un espace d’enluminures dégueulasses, tandis que la rythmique s’affole en produisant un gros son exagérément agressif. Le morceau s’étouffe et réussit même à faire déraper, de manière inattendue, le chant d’un Smith qui s’égare sur un refrain complètement dissonant et désagréable :
So it’s all, « Don’t know, I really don’t »
And all, « Think so, but maybe not »
And all, « Could be a case of me displacing my reality? »
And all, « I guess it’s more or less the way that it was meant to be »
Si on ne peut pas reprocher au groupe ce dérapage (ce titre est clairement le plus faible des huit), son positionnement vient saboter la sensation d’intime fragilité et la connivence créées par les quatre premiers morceaux. L’enchaînement Alone, And Nothing Is Forever, bien qu’attendu, reste splendide et vertigineusement mélancolique. Les intros à rallonge qui en rebutent certains installent l’idée d’une fin longue à venir mais qui emplit, sur deux, trois, parfois quatre minutes, les poumons du chanteur. C’est sur ce tapis de guitares et de synthé-larmes, de regrets étirés et de ruminations que Smith, seulement, peut poser sa voix. Les textes de ces deux chansons comptent parmi les plus purs et les plus élégants du groupe. On prendra pour preuve ce couplet magnifique :
And slide down close beside me
In the silence of a heartbeat
You’ll wrap your arms around me
In a murmured lullaby
Is the memory of the first time
In the stillness of a teardrop
I’ll hold you for the last time
In the dying of the life
où les amants s’enlacent dans la pure tradition du gothique romantique pour mourir. L’enjeu de ces deux chansons est principalement de substituer à la conception de l’amour adolescent et fusionnel qui a fait les belles et grandes heures du groupe une vision finalement pas beaucoup plus adulte mais qui repose sur le temps qui passe et l’imminence de la mort. Cette représentation est rendue crédible et authentique par l’évocation presque réaliste (à l’échelle de Smith) des deuils qu’il a croisés ces dernières années. Le sommet de cette « transmutation » sera atteint avec I Can Never Say Goodbye, chanson où se confrontent de façon superbe les souvenirs enfantins (de jeu, de croissance, de complicité avec le frère) et les souvenirs morbides de la séparation. A Fragile Thing, bien que portée par une belle intro répétitive au clavier, n’est pas aussi solide que les deux premiers morceaux et rappelle quelques unes des compositions de The Cure, le disque qui avait précédé Dream 4:13 ou les faces B vaguement enjouées/surjouées de Wish. Il réussit tant bien que mal à prolonger l’effet d’Alone et de And Nothing, et à passer le témoin à un Warsong qui, malgré une intro un peu moins précise et plus baveuse que les précédentes, introduit une variation intéressante aux chansons « de rupture » du groupe. Ce n’est évidemment pas la première fois depuis Pornography jusqu’à Disintegration que Smith décrit les affres du couple, les tensions et les déchirures. Il le fait cette fois avec une âpreté et une simplicité (relative) dans les images qui rend la chose très concrète et étrangement réaliste. L’accompagnement est assez minimaliste et le titre suffisamment court pour qu’on y croie et qu’on en soit surpris. La séparation est sèche, cruelle presque, et laisse baba. Ces trois vers sont particulièrement économes et efficaces :
I want your death, you want my life
We tell each other lies to hide the truth
And we hate ourselves for everything we do
Ils témoignent d’une écriture affûtée et qui va droit au but. Une séquence que vient malheureusement ruiner Drone No Drone.
Heureusement pour le disque, on reprend le fil de notre voyage en tristesse avec le majestueux I Can Never Say Goodbye qui sonne toujours aussi juste et profondément affligé. La chanson réengage un mouvement d’exploration de la peine d’être (encore) au monde. On frissonne sur chaque note au point d’espérer un final qui nous guiderait en beauté jusque de l’autre côté. Si Endsong ne déçoit pas et fascine par le déséquilibre volontaire qu’elle affiche entre une intro occupant les deux tiers du morceau et un chant qui ne repasse pas deux fois, on attendait un peu plus d’un All I Ever Am dont le titre est bancal symbolise assez bien la maladresse globale.
C’est après Drone No Drone, le second maillon faible du disque, cette fois pas tant par sa mélodie ou ses arrangements, mais en raison d’une certaine confusion dans l’écriture et l’expression. Les couplets sont plus écrits que d’habitude et pas inintéressants mais le refrain est emberlificoté et nous perd complètement.
If I just stop and empty out my mind
Of all the ghosts and all the dreams
All I hold to in belief
That all I ever am
Is somehow never quite all I am now
Robert Smith semble s’être pris les pieds dans ses mots valise. Le mouvement global du titre n’est pas désagréable mais la chanson ne produit qu’assez peu d’effet. Ce qui aurait du être une variation subtile sur le temps, le poids et la taille des pensées, un appel au rêve et à l’insouciance, se situe finalement un cran en dessous en termes de composition. All I Ever Am se prolonge sur un pont instrumental et synthétique qui n’est pas d’une grande modernité musicale et sert plus à habiller et étirer le morceau qu’à le fortifier. Le titre déçoit et fait pâle figure face au long silence musical qui ouvre Endsong. Il aura suffi deux morceaux pour que l’amplitude et la vague mélancolique du disque en soient fortement affectées. On entend alors les défauts de fabrication, une batterie qui ne sonne pas si bien, une production qui gonfle les synthés et traite la voix un peu trop haut.
Endsong referme un ballet sensible qui reste globalement épatant et émouvant par une dissolution quasi héroïque. C’est une scène que Smith a déjà jouée sur Wish (End) de manière plus énergique, sur Bloodflowers de façon plus bavarde ou encore sur l’inégalable Bare de Wild Mood Swings. C’est le seul moment du disque où on accepte enfin que les guitares dégoulinent. C’est le seul moment où on peut leur pardonner puisqu’il y a cette promesse du rien qui vient.
It’s all gone, it’s all gone
I will lose myself in time
It won’t be long
It’s all gone, it’s all gone, it’s all gone
On a beau être déjà passé par là avec The Cure, ce final laisse pantois, effondré et à genoux. C’est l’un des grands moments du groupe depuis quarante ans, une expiration/expiation qui s’éteint sur un simple grésillement.
Songs of A Lost World n’est pas le chef-d’œuvre définitif de The Cure. Ce n’est pas un album testament ou une réussite sans équivalent. Il sera sans doute bien peu de choses devant l’Histoire et devant les monuments des débuts ou de la phase intermédiaire (Disintegration). Mais c’est un disque honnête et plein de qualités, un disque qui fait pleurer et qui invite à réfléchir sur la nature des choses, la fragilité de la vie humaine, le temps qui passe et la finitude. Il le fait avec talent, délicatesse et une poésie accessible au plus grand nombre. C’est un beau et grand disque, un disque pour aimer, vieillir et mourir en paix avec l’adolescent qu’on aura rêvé d’être. Robert Smith en perdant son frère est devenu le nôtre à jamais.
On ne le remerciera jamais assez d’avoir été des nôtres, ce monstre délicat, notre semblable, notre frère.
02. And Nothing Is Forever
03. A Fragile Thing
04. Warsong
05. Drone:Nodrone
06. I Can Never Say Goodbye
07. All I Ever Am
08. Endsong
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