On avait parlé du projet à son annonce mais pas encore du disque lui-même, étrangement sorti en catimini par la suite et sans beaucoup d’écho critique. On s’en serait voulu toutefois de ne pas revenir sur cette réalisation majeure d’un Tricky en grande forme qui, à la production et avec parcimonie au chant, orchestre sur ce Lonely Guest les manœuvres de ses collaborateurs avec une maestria remarquable au point d’en faire l’un des disques les plus précieux, raffinés, délicats et subtils de l’année.
Dans le genre, il n’y a guère que le premier album de Slumb qui pourra rivaliser : Tricky reste, quelques décennies après ce qui constitue son apogée et le sommet du genre, un maître trip-hop caractérisé désormais par un sens de l’économie et de la demi-mesure redoutables. On doit ce projet collaboratif au Covid puisqu’il est né de la déception du britannique de ne pouvoir s’engager, en 2020, dans la tournée qu’il avait prévue pour promouvoir son très bon Fall To Pieces . Tricky s’est lancé à corps perdu dans l’échange de fichiers, sons et voix, avec un réseau composé de collaborateurs réguliers comme Marta et Oh Land, ou plus lointains et prestigieux comme Paul Smith de Maximo Park ou Lee Scratch Perry (qui décéderait dans l’intervalle, conférant à sa contribution une valeur quasi testamentaire). Il a fallu 18 mois en tout pour réunir le casting et mener à bien l’entreprise, ce qui est à la fois peu mais témoigne aussi du sérieux et de l’ambition de la chose.
Le résultat tient en 10 titres, brefs (l’album ne dépasse pas les 23-24 minutes) mais indispensables, orientés majoritairement vers un trip-hop soul et groovy porté par des voix de femmes. On pense à… Tricky bien sûr mais aussi assez souvent à du Portishead (le magnifique Under avec Oh Land au chant) tant la production est feutrée, jazzy et propice aux ambiances confessionnelles. Le grand morceau du disque est celui qui est chanté en partie par Tricky lui-même, la plage 2 nommée Pre-War Tension qui est en toute simplicité l’un des meilleurs morceaux qu’on a entendu cette année. Entre la voix toujours fascinante du chanteur et son accompagnement minimaliste sur une pulsation de basses, le recours aux guitares à l’arrière-plan et la voix de Marta, on frôle la perfection. Lonely Guest est un disque qui témoigne de la capacité de Tricky à embrasser le vaste champ des musiques contemporaines. Pay My Taxes est un joli titre, réaliste et RnB, interprété par la douceur veloutée d’un Murkage Dave qui nous fait passer ses histoires de pognon pour une vraie histoire d’amour.
L’Atmosphere de Lee Scratch Perry ne vaut pas celle de Joy Division mais n’en reste pas moins un titre millimétré et une vraie prouesse de production. L’effet ressemble à une production habitée d’un Gonjasufi puissance 1000, les quelques notes ajoutées par Tricky créant un effet multiplicateur sur le caractère inspirant du vieil homme. Le morceau est à la fois minimaliste mais génial dans son respect des forces en présence. D’une manière générale, tout est ici affaire de précision et d’inspiration. Il n’y a aucune faute de goût qu’il s’agisse d’ébrouer les guitares électriques sur un Move Me à la limite de l’affectation, ou de jouer la carte rétro soul sur un Pipe Dreams pompier mais très réussi. Tricky apparaît de plus en plus en maîtrise de ses effets, agissant comme un historien du « traitement des voix féminines ». Ses productions sont souvent économes mais drôlement efficaces, capables de jouer la carte de la disparition ou de s’inscrire dans un cadre plus classique voire carrément académique ou scolaire, reggae ou dub, à l’image du classique (et pas si passionnant) On A Move. Tricky évolue entre audaces géniales et une forme de production industrielle qui semble mettre à l’oeuvre un savoir-faire et une technique purement professionnels. On pourrait croire que ce genre de travail (qu’il réplique et duplique à la demande) est moins intéressant mais ce n’est pas le cas car cela aide à imposer et à définir un style qui est immédiatement reconnaissable. Cela identifie et singularise des morceaux qui n’auraient pas tant d’intérêt que ça par ailleurs comme le banal Christmas Trees ou le vaporeux final Big Bang Blues. La prouesse de Tricky, c’est d’évoluer aussi à un niveau quasi stratosphérique et tout en touché sur des pièces mineures et qui ne sont là que pour faire le compte.
Lonely Guest est l’un des beaux projets fédérateurs qu’on peut placer sous le sapin. C’est un disque de circonstances mais qui, sans forcer, impose 4 ou 5 chansons vraiment délicieuses et décisives à côté d’autres propositions qui ont moins d’impact mais qui sont suffisamment suaves et appliquées pour enjôler et envoûter.
02. Pre War Tension feat John Talbot, Marta, Tricky
03. Under feat Oh Land
04. Pay My Taxes feat Murkage Dave
05. Atmosphere feat Lee Scratch Perry, Marta, Tricky
06. Move Me feat Marta
07. Pipe Dreamz feat Rina Mushonga
08. On A Move feat Kway, Marta
09. Christmas Trees feat Paul Smith
10. Big Bang Blues feat Breanna Barbara