Assemblée par l’ancien membre de The Band et vieux complice de Martin Scorsese, Robbie Robertson, la bande originale de The Irishman est un modèle du genre, à la hauteur du film formidable qu’elle accompagne. Tout le monde tient Tarantino pour le prince de la BO, à travers sa capacité à dénicher des morceaux imparables qui transfigurent les moments clé de ses films mais Scorsese est tout aussi fou de musique que lui et démontre une fois encore ici avec quel perfectionnisme et quel talent il aborde l’exercice. Les compositions signées Robbie Robertson himself sont limitées au strict minimum et la part belle laissée aux chansons originales, sélectionnées par Scorsese, Robertson et le troisième larron Randall Poster, superviseur musical officiel, et probablement l’artisan le plus important de cette réussite.
Robertson livre toutefois avec Theme from The Irishman un thème proche de la perfection, ralenti, lugubre et qui fait écho à merveille à la narration de tragédie grecque portée par De Niro. Le morceau, avec ses lignes de violoncelle graves et d’harmonica, renvoie aussi bien aux grands films de gangsters de Scorsese qu’à des films plus contemporains tels que… le Joker, où la lenteur est prisée pour laisser au récit l’espace nécessaire à son développement. On retrouve ainsi chez Scorsese, sur trois heures trente de film, cette idée que le temps de la narration ne doit pas être bousculée. Le réalisateur a commandé à Robertson une bande son qui ne ressemble pas à une bande originale de film. L’essentiel consiste ainsi non pas à produire un score qu’à composer une playlist qui accompagne l’historicité sur trois ou quatre décennies de The Irishman. Etrangement, la BO ne fonctionne pourtant pas « par époque » en piochant dans chaque décennie des morceaux emblématiques qui compenseraient la qualité toute relative des effets spéciaux qui font vieillir et rajeunir les personnages. La BO agit comme le film, malgré elle, en ne marquant pas les époques et en finissant par fusionner les décennies dans une sorte de continuum temporel, un présent de narration permanent, qui (même si on est persuadés qu’il est en grande partie accidentel et lié aux limites des effets spéciaux) est à la fois le plus grand ratage et la plus grande réussite du film. The Irishman n’est pas un film historique mais un film hors du temps qui s’intéresse à une mythologie dont il célèbre à la fois la disparition et établit la place dans l’éternité. C’est cette dimension qui est sublimée à travers une musique éternellement associée à l’Amérique : la pop à paillettes, le vieux jazz, les airs blues. L’Amérique de Scorsese, de de Niro, d’Al Pacino et d’un Joe Pesci qui domine le casting par son génie discret est morte et accède, par ce dernier (?) mouvement, à une forme de sublimation cinématographique qui est encore plus puissante et crépusculaire que ne l’était Casino, un film qui occupait déjà en partie cette fonction chez Scorsese. The Irishman est plus lent, plus distancié, plus morbide, plus léger aussi comme si Scorsese prétendait que l’Histoire et donc l’ensemble de son cinéma étaient un jeu, un battement d’aile du destin, une sorte de conte pour grands enfants fait de « peinture sur les murs » (le titre de la bio de Sheeran qui sert de base au film) et de trajets en voiture ou en avion.
Non, De Niro ne fait jamais jeune et on ne croit pas une seule seconde à l’apparence physique de Frank Sheeran trentenaire, pas plus qu’il ne réussit à dissimuler son visage éternellement rigolard derrière le masque de mort de son protagoniste rangé des meurtres et des voitures à l’hospice. La BO n’a pas d’âge et est presque partout brillante. L’entame avec The Five Satins est superbe et emblématique de cette insouciance qui va avec la perspective historique. On retrouve ce sentiment un peu plus loin sur l’assez magique A White Sport Coat (and A Pink Carnation) de Marty Robbins et Ray Conniff. C’est l’essence du film : De Niro et Pesci qui se baladent en bagnole à travers l’Amérique avec les femmes à l’arrière qui les tannent pour faire une pause cigarette au bord de l’autoroute. La musique n’est pas si différente qu’on illustre une scène familiale ou qu’on tire trois balles en pleine tête d’un collègue de travail. C’est juste la vie qui passe, la vie cuivrée et animée d’une morale toute relative. C’est cette légèreté apparente, cette absence de remords et de sentiment qui anime le personnage principal qu’on retrouve sur un thème tel que celui de Canadian Sunset par Eddie Heywood.
La BO comprend quelques titres un peu plus connus comme le Tuxedo Junction de Glen Miller et son orchestre ou The Fat Man de Fats Domino, souvent utilisés en écho à des scores anciens ou pour renvoyer à des univers déjà explorés par le passé. Robertson n’oublie pas de nous rappeler que nous nous trouvons dans un film de gangsters mais ce n’est pas l’essentiel.
Le rock ne fait que passer (Honky Tonk Pt 1) et les années 70 sont un mirage. Le grand melting pot américain fonctionne à plein régime si bien qu’on mélange Irlandais, Italiens et tous les autres. Les Noirs sont bien sûr absents de l’histoire (ils n’apparaissent qu’à la toute fin à travers l’infirmière de De Niro et son garde du corps), comme si le temps scorsesien se déployait dans une société éternelle et qui n’aurait pas été affectée par l’ensemble des éléments qui sont évoqués dans le film (l’épisode Kennedy, la baie des cochons, Jimmy Hoffa). C’est le grand mambo permanent sur Qué Rico El Mambo : cela va si vite que les jeunes, les vieux, les adultes ont un seul visage.
Le film ne dit qu’une chose au final qui vient conclure la carrière de Scorsese dans un élan vital resplendissant : « cela a passé si vite et il est… possible… que tout ceci n’ait servi à rien. » Que reste-t-il de la vie de Sheeran quand le souvenir-même de Hoffa a disparu ? Qu’est-ce qui subsiste dans le regard de l’infirmière si ce n’est la présence d’un vieil homme à l’article de la mort ? Hoffa connais pas. Pas grand-chose. Le moment de vérité du film tient dans une expression et un moment : les larmes réprimées de De Niro lorsqu’il mène Al Pacino vers sa fin et le coup de fil qu’il finit par passer à sa veuve. C’est le point clé du film, celui autour duquel le récit vient s’articuler et se retourner comme une vieille chaussette. Celui où Sheeran perd sa fille, sa capacité à s’aimer et le point qui marque la victoire de la mort sur la vie.
La scène où Russ lui-même avoue qu’il s’agissait d’une connerie est magnifique. La BO est parfaite autour de ça avec Cry de Johnny Ray et The Four Lads, puis Sleep Walk de Santo & Johnny, la pièce la plus ironiquement distante du disque. Al Di La de Jerry Vale tente de réconforter tout le monde mais le mal est fait : tout a disparu.
The Irishman est un triomphe narratif et une aberration dans le cinéma d’aujourd’hui parce qu’il est un film essentiellement commandé par sa fin qui est de sombrer dans l’oubli et de précipiter 50 ans d’histoire dans le néant. C’est un suicide monumental, bouleversant et splendide. Sa BO est une prouesse qui dit à la perfection la force de l’effacement (Pretend You Dont See Her) et la (faible) trace laissée par l’homme sur son temps.
02. Tuxedo Junction – Glenn Miller & His Orchestra
03. I Hear You Knockin – Smiley Lewis
04. The Fat Man – Fats Domino
05. El Negro Zumbón (From the Motion Picture Anna) – Flo Sandon’s
06. Le Grisbi – Jean Wetzel
07. Delicado – Percy Faith & His Orchestra
08. Have I Sinned– Donnie Elbert
09. Theme for The Irishman – Robbie Robertson
10. Song of the Barefoot Contessa – Hugo Winterhalter & His Orchestra
11. A White Sport Coat (and a Pink Carnation) – Marty Robbins with Ray Conniff
12. Canadian Sunset (Single Version) – Eddie Heywood
13. Honky Tonk, Pt. 1 – Bill Doggett
14. Melancholy Serenade – Jackie Gleason
15. Qué Rico el Mambo – Pérez Prado
16. Cry – Johnnie Ray & The Four Lads
17. Sleep Walk – Santo & Johnny
18. The Time Is Now – The Golddiggers
19. Al Di La – Jerry Vale & The Latin Casino All Stars
20. Pretend You Don’t See Her – The Latin Casino All Stars