Spelterini / Pergélisol
[Kythibong / L’Autre Distribution]

6.6 Note de l'auteur
6.6

Spelterini - PergélisolQuatuor instrumental composé à part égale de membres des groupes Papier Tigre et Chausse Trappe, Spelterini rend par son nom hommage à la magnifique Maria Spelterini, légendaire funambule italienne, à qui l’on doit notamment l’exploit, en 1876, d’avoir traversé les chutes du Niagara sur un fil de diverses manières : classiquement en regardant devant elle, les yeux bandés ou les chevilles et poignets entravés. Voici ainsi le programme de cet album double, au sens où il ne se compose que de deux longues plages instrumentales d’un quart d’heure chacune : traverser un précipice sur le fil, sans regarder en bas.

Pour le critique, c’est toujours un défi de raconter de quoi on cause dans un tel enregistrement. Spelterini œuvre dans un registre qu’on commence à connaître en France et qui continue de se développer où se mêlent des motifs répétitifs à guitare, apparentés au drone, du kraut-rock et une forme de jazz rock progressif. C’est à la fois mélodique, d’essence quasi religieuse et par intermittence puissant comme une montée en baston internationale. Pergélisol est porté par une batterie très active et des répétitions martelées. La première moitié de la pièce est assez radicale et agressive tandis que le ton, avec le tempo qui ralentit, s’adoucit sur le second segment, comme si l’on éteignait les machines une à une. C’est la batterie qui assure la fermeture, accompagnée seulement par un tapis de drones et de larsens qui refroidissent comme la braise après une soirée grillades. Il y a une puissance élémentaire et sourde qui se dégage de la musique de Spelterini, une force rare et presque brute, qui dispense le groupe d’œuvrer dans la variation et le mélodisme. On peut trouver que l’ensemble est un peu sec mais aussi admirer cette forme d’expression sans aucune graisse, ni apprêt et qui, en s’offrant un joli rebond sur la dernière minute, ménage pour ainsi dire le suspense.

La seconde pièce, Chorémanie, est, en comparaison, beaucoup plus enlevée et distrayante. Le premier tiers figure une progression à peine contrariée où une percussion d’arrière-plan quasi ethnique et martelée donne une belle impression de légèreté. Un deuxième mouvement intercalé ouvre une dimension mystique qui relie les deux sections lourdes du titre, en suggérant qu’il y a un ailleurs fait de poussière d’étoiles et de lumière. Cette section centrale est intrigante pour ce qu’elle vaut, en mettant sur le même plan les cigales, le silence de l’été et les bruits qui suivent et précédent. Spelterini jongle avec les textures, avec l’électricité et revient, en force, avant de filer sur un faux rythme complètement déstabilisant. Chorémanie s’adresse à notre oreille interne et distord le temps et le son comme s’il s’agissait de nous faire devenir chèvres. La chose en devient presque désagréable autour de la dixième minute avant que le grésillement ne soit relevé pour une embellie ultime, sublime, aérienne et salvatrice. Le groupe fait sur ce morceau preuve d’une belle maîtrise de ses effets et ravira ceux qui apprécient d’être malmenés et menés au bout du bout de ce qu’il est possible de supporter. Pour les autres, on ne conseillera évidemment pas d’y aller voir puisque cette musique appelle tellement de curiosité et de lâché prise qu’elle peut aussi causer des maux de tête, de la stupeur et des coliques néphrétiques.

On rigole, on rigole, mais on a fait des procès musicaux à certains compositeurs pour moins que ça. Spelterini est dans le défi et la provocation, dans le jeu et l’énigme. Cet album constitue un ravissement et en même temps une interrogation presque trop généreuse pour nous. Il y a tellement d’occasions de devenir fou qu’on ne voit pas bien pourquoi on s’imposerait celui-ci en plus. Après son exploit des Chutes du Niagara, Maria Spelterini a mystérieusement disparu de la circulation. Plus personne n’a jamais entendu parler d’elle aussi bien sur le plan public que privé, comme si cela avait suffi à faire son bonheur ou à lui passer l’envie de faire n’importe quoi. Faut-il y voir un signe qu’on n’entendra plus parler de Spelterini après ça. Ce ne serait pas une bonne nouvelle mais cela aurait un certain panache après tout.

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