S’il y a une figure centrale qui permet d’identifier la singularité poétique du rock indépendant, c’est bien celle-ci : celle du monstre, du reclus, de l’être différent que la normalité va non seulement montrer du doigt mais aussi négliger (encore plus sûrement qu’oppresser, puisqu’il n’en vaut pas la peine). Le rock « traditionnel » ou mainstream aura longtemps joué une carte similaire, celle de la différence, de l’outsider, mais en ne refusant pas l’affrontement et en faisant en sorte que le monstre devienne un rebelle ou réclame (à coups de guitares, de gros mots, ou d’expression d’une sexualité exubérante) une forme de revanche contre la société toute entière.
On peut ainsi caricaturer la chose en opposant le rock des rebelles qui s’exprime par une attitude revendicative quant à l’expression de cette différence : l’attitude crâneuse d’un Lou Reed exhibant avec le Velvet Underground une collection de drogués, de putes et de paumés, la fierté d’un Jim Morrison qualifiant tous les autres de gens étranges (People Are Strange), ou encore le Morrissey de The Smiths, montant au front romantique par amour de l’adversité sur Hand in Glove. A côté de cette représentation traditionnelle, émerge à peu près au même moment, c’est à dire dès l’origine, un monstre battu d’avance, qui se caractérise d’emblée parce qu’il reconnaît sa défaite et refuse de combattre. Ce second courant prospère avec le rock psychédélique, incarné par la figure d’un Syd Barrett qui ira jusqu’à incorporer sa poésie à sa propre existence. On le trouve quand Mc Cartney chante The Fool on The Hill, ou lorsqu’Arthur Lee avec Love affirme sa liberté en se tenant entre deux pilules de couleur au sommet d’une colline agonisante (The Red Telephone). Ces personnages se tiennent en retrait des affaires du monde, les commentent au mieux et les ignorent le plus souvent. On les tient pour des benêts, des poètes et des rêveurs évoluant à contre-courant des aspirations de la société à la consommation et à la satiété, tout en leur prêtant une certaine sagesse et finalement de vérité sur l’existence. L’outsider est par essence un être fragile, qu’on peut éliminer si on le souhaite, un être aux caractéristiques féminines, sensible, souvent asexué ou « inverti », porté sur l’auto-apitoiement et qui ne ferait pas de mal à une mouche.
Dans une société où ces postures sont systématiquement déqualifiées au profit de la compétition, de l’individualisme, du pragmatisme et de l’esprit d’initiative, le monstre sur sa colline se pare de vertus inverses et s’érige en contre modèle et en alternative, gagnant (par un étrange mouvement de renversement des valeurs) ses galons de héros romantique.
Loser, Creep et beautiful Freak
En 1994, Beck (Hansen) cartonne avec un titre emblématique de cette « nouvelle » esthétique, Loser, qui exprime à travers ses paroles quasi mot pour mot ce qu’on vient d’exposer. On peut prendre la vie du Loser mais c’est lui qui gagnera à la fin. Le grunge, contrairement aux apparences, n’est jamais une musique combative ou agressive. C’est d’une certaine façon une alternative radicale au punk (beaucoup plus politique), un mouvement qui célèbre l’affaissement et l’auto-effondrement. Dinosaur Jr, Nirvana, Pavement plus tard (avec l’école slacker) n’ont jamais fait autre chose que de jouer fort. Là où les punks avaient les cheveux dressés sur la tête, eux les laissent pousser et descendre gras sur les épaules. Beaucoup de bruit pour rien, sûrement, ou du moins pas pour faire mal aux oreilles du voisin. En septembre 1992, Radiohead sert Creep, l’hymne ultime des beautiful losers et là encore un exposé programmatique autour d’une figure affligée et négligeable. Le creep, le loser évoluent sur le même plan : plus bas qu’à terre. Ils le savent et en jouent. On peut leur cracher dessus, on peut les humilier, on peut les mépriser. Leur pouvoir n’est pas même celui du scandale mais tient tout de même de Diogène. Il y a une forme de force et de beauté à se tenir hors du coup. Lorsque Yorke s’enflamme vers la fin du morceau et chante :
Whatever you want
You’re so fuckin’ special
I wish I was special
En 1996, le monde est près pour le premier album de Eels et sa chanson phare, Beautiful Freak. Le morceau ne fait que répéter ce qu’ont dit Beck et Thom Yorke quelques années avant mais il transcende la perspective d’expression individuelle (la 1ère personne employée par Radiohead et le chanteur américain) en donnant la parole à un personnage supposé normal tombé amoureux du monstre. Ce n’est plus le bizarre qui s’exprime mais nous qui en vantons les qualités, nous qui racontons comment il nous impressionne, nous envoûte et nous séduit. Mark Oliver Everett réconcilie ainsi la puissance de Creep avec le romantisme byronien de Hand In Glove. Là où Morrissey et Marr se tenaient par la main pour essuyer le jugement de la société, Everett fait également corps avec son beautiful freak mais prend la fuite avec et lui offre une protection à l’écart du monde. Il devient le chantre de sa beauté, l’apôtre de sa vérité ainsi révélée. le Monstre est un agneau et un dieu à la fois, un sujet d’idolâtrie parfait pour des sujets débarrassés des religions.
You’re such a beautiful freak
I wish there were more just like you
You’re not like
All of the others
But that is why I love you
Beautiful freak
Beautiful freak
That is why I love you
Beautiful freak
Beautiful freak
Some people say
You have a problem
But that problem
Lies only with them
Just ’cause you are not like
The others
That is why I love you
Beautiful freak
Beautiful freak
That is why I love you
Beautiful freak
Beautiful freak
Too good for this world
But I hope you will stay
And I’ll be there to see
That you don’t fade away
You’re such a beautiful freak
I bet you are flying inside
Duck down and then go for cover
You know that I
I love you
Beautiful freak
Beautiful freak
Beautiful freak
Beautiful freak
Beautiful freak
Beautiful freak
Le freak, c’est chic
Pire, il souhaite que le monde prenne les caractères du monstre et prend position en faveur d’une conversion globale au bizarre et au faible. « I wish there were more just like you », chante-t’il en évangéliste. Si Beautiful Freak a cette force immédiate lorsqu’il débarque en 1996, c’est parce que les temps sont durs : attentat aux JO, bombardements en Irak, réduction des dépenses de santé drastiques aux Etats-Unis. Profits record en bourse. La routine de fin du monde qu’on connaît depuis longtemps. Proche Orient. Afrique en feu. Emeutes au Brésil. Il s’agirait de se sentir concerné plutôt que de rêver les yeux ouverts. Beautiful Freak est le premier disque sorti par le nouveau label formé par David Geffen, Jeffrey Katzenberg et surtout Steven Spielberg. C’est un disque qui s’impose immédiatement parce qu’il incarne la modernité musicale à venir, un trait d’union entre le songwriting traditionnel (le rock, le blues) et les compositions du futur, électro, digitales. C’est un morceau de l’âge de demain qui dépasse à la fois Loser et Creep parce qu’il incorpore à sa texture les modes narratifs du cinéma : la mélodie enfantine, la régression du piano joué à deux doigts, l’évident dépouillement et la recherche d’identification. Là où le Loser se tenait devant nous et pouvait impressionner, Beautiful Freak apitoie et insiste sur le REGARD qu’on porte sur le monstre, sur l’émotion qu’il provoque. Comme par hasard, ce motif est la base de toute l’oeuvre de Steven Spielberg, la matrice de son point de vue d’enfant perdu. C’est aussi la matrice de Tim Burton et du succès de films comme Edward aux Mains d’Argent (1990) ou ET (1982). Eels abat cette carte décisive d’une attraction amoureuse presque coupable ou le freaks non seulement existe mais s’impose comme une puissance de corruption et de conversion irrésistible pour celui qui pose les yeux sur lui. Avec cette chanson, sans violence, sans montée de sève, Beautiful Freak hypnotise l’auditeur et le transforme en un être larmoyant, compatissant et poétique, comme le ferait un panda dans sa cage, un bébé en train de jouer sur un tapis ou plus tard un lolcat sur youtube. Ce n’est pas le monstre qui importe mais celui qui en tombe amoureux et en absorbe les valeurs.
D’une certaine manière, et c’est un reproche qu’on pourra faire aux films de Spielberg, le recours à de tels procédés, purement émotionnels, est à la fois facile et putassier mais il n’avait pas encore été appliqué avec un tel impact et une telle force dans le monde la pop mainstream contaminée. Le triomphe de Beautiful Freak marque ainsi à la fois le triomphe immédiat du rock indépendant, des faibles contre les forts, des minorités contre la majorité mais définit aussi leur caractère résolument inoffensif, anodin ainsi que leur récupération pour nourrir le « cool » ou le « mignon » à des fins mercantiles. Visuellement, ce recours est symbolisé par la pochette de la petite fille aux grands yeux, motif cinématographique s’il en est que Spielberg trimballe encore comme Del Toro et des dizaines d’autres. Le monstrueux, comme cela se confirmera dans le cinéma fantastique, en accédant à la reconnaissance mainstream perd toute dangerosité et devient un appendice d’une culture régressive et qui s’adresse exclusivement à l’âge adolescent. Musicalement, le terrain est prêt pour la transformation du rap en rnB, du rock alternatif en rock français, du psychédélisme en brit pop.
Si la chanson Beautiful Freak reste plus de vingt ans après l’une des plus jolies et délicates du monde, son succès n’est pas dénué d’ambiguïté. C’est un succès bien sûr pour son créateur et pour le genre qu’il représente (E. n’est pas un gamin et s’est engagé dans l’aventure en sachant que c’était sa dernière chance de percer) mais surtout une chanson qui permet d’entrer dans le véritable âge du post-punk, c’est-à-dire celui d’une musique populaire débarrassée enfin de toute portée politique autre qu’émotionnelle et intime. Le beautiful freak ne donne plus envie d’être roué de coups ou d’être imité, il donne juste envie d’être embrassé ou immortalisé pour un selfie.