S’interroger sans fin pour savoir si Will Toledo et ses Car Seat Headrest ont finalement réussi ou non leur transition de l’underground d’une chambre d’ado à la scène adulte et professionnelle est la pire chose à faire. Pour beaucoup, le groupe est passé de meilleur groupe du monde (inconnu) en devenir à une vraie semi-déception en quelques albums inégalement géniaux. Mais l’important, comme le rappelle Will Toledo dans le long texte de présentation du disque sur Bandcamp, n’est pas tant le succès, ni même la musique elle-même que la liberté qu’elle inspire et le plaisir qu’elle procure. Car Seat Headrest n’est jamais que le récit d’un type qui grandit en essayant de garder l’esprit libre et de continuer à aller où le cœur et le vent le mènent. A cet égard, Making A Door Less Open est encore une fois un bel album. Toledo y décentre sa musique DIY et désolée sur un terrain expérimental, dominé par les beats, mâtiné de samples et d’électro, dans lequel il ne s’était pas encore vraiment aventuré. Le tout regorge d’idées, bonnes et mauvaises, et d’énergie, conférant à cet album une force et une dynamique, foutraque et parfois maladroite, qui sont probablement tout ce qu’il restera du groupe quand on se souviendra de lui dans vingt ans. Car plus qu’avec d’autres, on a le sentiment, plus on vit avec ce groupe, que sa musique est éphémère et correspond à la perfection à l’époque distordue et paumée dans laquelle on vit. L’ordre a disparu. Il ne reste que le malheur ambient dont on s’abrite en montant des bulles fragiles pour soi et les siens. Les disques de Car Seat Headrest ne sont que des séries répétées de « faire avec ».
Les textes sont extrêmement soignés et restent l’une des vraies forces du groupe. Toledo est un songwriter qui a des choses à dire et les formule avec un détachement poétique et en même temps une brutalité qui rappellent le mauvais esprit d’un Stephen Malkmus il y a 30 ans. Difficile de ne pas rapprocher les deux bonhommes dans ce mélange d’autodépréciation nerveuse et de rage punk. La ressemblance entre les deux hommes s’arrêtent à peu près : un brin de hip-hop dans la voix, l’impression qu’on s’insurge tout en ayant le sourire aux lèvres. Toledo rue parfois dans les brancards avec une forme de violence amusée. C’est le cas sur l’extraordinaire Hollywood où il ne s’embarrasse pas de mots et donne un coup de vieux à Beck :
I’m
Sick of violence
Sick of money
Sick of drinking
Sick of drugs
Sick of fucking
Sick of staring at the ads on the bus
Hollywood makes me want to puke
Hollywood makes me want to puke
Les trois premiers titres du disque sont remarquables et globalement assez classiques. Ca pétille de partout, ça s’engage à tombeau ouvert et cela donne d’excellents morceaux. Weightlifters est à la fois entraînant, intelligent et parfaitement équilibré. Toledo a déjà fait ça avant et les esprits chagrins diront qu’il nous ressert depuis 4 albums la même chose. C’est vrai mais la cuisine est bonne. Alors pourquoi s’en prive ? La guitare tendue qui finit le titre est fantastique et l’enchaînement sur le schizophrène et psychédélique Can’t Cool Me Down est carrément génial. La folie est rendue à l’état pur. La chanson est fragmentée, en lambeaux mais épatante sur chaque seconde. C’est dans ce registre là que Toledo est très fort et réussit à inventer des formes nouvelles. Hymn (remix) va plus loin dans le registre électronique et surprend par sa radicalité.
Martin fait partie des chansons anti-folk du groupe qui déclenchent un coup de cœur instantané. Le portrait du dit Martin qui s’appelle en fait… Justin (ne demandez pas pourquoi) est sincère et d’une belle précision. On est ému et on ressent immédiatement cette sorte de fraternité bienveillante qui relie Toledo à ses personnages. Car Seat Headrest est aussi une histoire d’amitié et de fidélité tristes. La musique se nourrit des sentiments entre les musiciens, de l’espace réduit et amical dans lequel elle se crée. On sent ici les jours passés ensemble, les verres qu’on partage, les accolades et les poilades. Il y a une simplicité et une convivialité qui ne sont pas pour rien dans la proximité qu’inspire le groupe. Deadlines (thoughtful) et What’s With You Lately? sont splendides de délicatesse, simples et efficaces. Life Worth Missing évolue en terrain connu mais n’en reste pas moins marquante :
Fall over the edge
Learn to live while falling
Every life
Is a path worth following
When you put it in words
It’s comfortingly bland
There’s so little left
To understand
Le sens mélodique de Toledo est intact. La chanson exprime, pour la première fois, un certain sérieux, une forme de gravité qui font penser à un mélange sobre et intense de… The National cheap et de REM, sec et sans gras, presque romantique. Là encore, Car Seat Headrest ne fait que ce qu’il fait depuis ses débuts : écrire de la musique directe et sans double fond. Le miracle ne se reproduit pas vraiment sur There Must Be More Than Blood, qui avec ses 7 minutes et quelques, n’est pas du tout la chanson fleuve et exceptionnelle espérée. Le groupe n’est pas encore taillé pour affronter une telle solennité, prendre en compte une telle amplitude, se montrer pompeux et patrimonial. Le titre ne décolle pas et ennuie, mais peu importe. On préférera toujours Will Toledo en roue libre comme sur le final Famous qu’en tenue d’apparat.
Making A Door Less Open est au final une belle collection de chansons. L’équilibre entre l’intention exploratoire (finalement plutôt modeste) et la pop bricolo des débuts est savoureux et réserve d’excellents moments à défaut de surprendre tout à fait. Car Seat Headrest n’est peut-être pas le groupe décisif qu’on annonçait mais s’affirme au fil des disques comme l’un des groupes les plus intéressants et emblématiques d’une époque qui est caractérisée par la dispersion, la multiplication des tentatives (ratées, si possible) et l’attrait d’un artisanat romantique. S’il y a un genre que Toledo est en train de réinventer, c’est celui de la musique sincère (comme on parlait de musique concrète). L’essence des musiques indépendantes est là : faire sur le devant de la scène ce qu’on faisait tout seul et dans sa chambre auparavant. Faire semblant que personne ne nous écoute et qu’on n’a pas bougé d’un pouce. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la symbolique du titre : refermer un peu la porte… sur le champ des possibles comme si on allait les éliminer un par un, mais aussi pour que le monde ne s’y engouffre pas.
Trop excellent final de chronique Benjamin !…
La contre culture, autrefois contradiction, alternative, n’explore plus effectivement depuis belle lurette, le champs des possibles. Elle est juste là indépendante, contre, cette fois juste à côté, vérifiant que la porte est juste assez fermée !
La sécurité, produit phare des Car seat headrest.
Disque rock de l’année !