C’est un joli panorama en 330 et quelques pages que nous offre l’auteur Casey Rae, professeur de communication, chroniqueur rock, spécialiste de Dylan et du Grateful Dead, des rapports qu’entretiennent les musiques alternatives et William Burroughs, l’un des plus grands écrivains du XXième siècle.
Ce premier livre de l’auteur fonctionne à la fois comme une biographie de l’auteur du Festin Nu et des Garçons Sauvages dont il revient sur les grandes heures depuis sa naissance en 1914 dans une famille bourgeoise jusqu’à sa disparition en 1997 dans sa ferme de Lawrence, et comme une série de portraits où des stars de plus ou moins premier plan viennent s’abreuver à la source de subversion et de génie que leur offre le plus grand drogué de la littérature américaine.
Les fans de Burroughs (dont on est) y trouveront leur compte dans la façon dont Rae se tient à son sujet, évitant la dispersion, même si sur le plan documentaire tout cela a été déjà lu et raconté par ailleurs. Il n’y a pas grand-chose ici (voire rien du tout) de nouveau mais William S. Burroughs et le Rock N’Roll fonctionne comme une biographie synthétique à angle qui est assez agréable à lire et à parcourir et qui ne commet aucune faute de goût. Les résumés de l’œuvre, tant dans son contenu que dans ses objectifs, les récits des faits, les reconstitutions des époques de la vie de l’artiste sont fidèles, sincères et de qualité. On assiste à un défilé de vedettes qui marque par sa singularité et sa succession : c’est à la fois assez superficiel, amusant et distrayant de voir toutes ces stars qui font la queue et échangent, souvent avec une vraie intensité émotionnelle, l’espace d’une entrevue (ou d’une véritable amitié) dont ils se prévaudront ou pas pour toute leur vie. En creux, Rae dessine un portrait plutôt flatteur d’un Burroughs incorruptible et toujours très à l’écoute de l’autre qui agit comme un révélateur, un initiateur ou une chambre d’écho selon le temps et les circonstances, mais aussi selon les dispositions d’esprit de son interlocuteur et ce qu’il lui inspire.
Le bal des vedettes se joue ici en deux temps et pleins de mouvements : le premier centré sur le séjour londonien d’un auteur qui démarre sa carrière sur le tard et devient une figure centrale de la contre-culture dans la seconde moitié des années 50 (disons les décennies 1950-60) et le second correspondant à l’âge punk pour son retour à New York au milieu des années 70. On ajoutera à ces deux étapes historiques un rôle de consultant spécial « pour la jeunesse » qui s’établira après tout ça et permettra à l’auteur des Cités de la Nuit Ecarlate d’accueillir dans son giron quelqu’un comme Kurt Cobain.
C’est d’ailleurs par le chanteur de Nirvana que démarre la grande consultation du Dr Benway/Burroughs que constitue le livre. Cobain vient consulter l’oracle qui, en retour, ne lui dit rien mais diagnostique sa grande détresse. La rencontre est importante, elle se solde par un enregistrement et précédera d’assez près la fin pour le chanteur torturé. Avec cette première séquence, démarre un rituel qui est celui du livre : Rae parle de la vie de Burroughs et liste avec méthode les groupes qui viennent chercher l’aval ou une réassurance de la part du grand homme déviant. On croise ainsi et bien sûr Dylan, Bowie, Lou Reed, Mc Cartney mais aussi (de manière assez proche) Genesis P-Orridge de Throbbing Gristle, les Sonic Youth et quelques dizaines d’autres, en passant par Patti Smith, ou encore Tom Waits.
Car ce que montre le livre c’est à quel point William Burroughs, auteur marginal devenu épicentre de la culture beat, incarne à lui seul toutes les valeurs sur lesquelles naît ce qu’on appellera plus tard le rock indépendant. Burroughs écrit contre le Système et, en faisant simple, pour déjouer les forces qui contraignent l’homme (qu’il désigne par le vocable de Control) et l’empêchent de s’abîmer dans une liberté révélatrice. Pour contrer l’oppresseur, Burroughs tutoie la folie, se drogue (d’aucuns accuseront son livre, ce qui n’est pas complètement faux, d’avoir rendu cool la consommation d’héroïne), et active surtout les canaux du langage. Il initie et décline la technique du cut-up (avec son ami Brion Gysin qui en est l’inventeur après les Dadaïstes), laquelle se transmet comme la meilleure arme virale pour déjouer les pièges d’une langue et d’une pensée manipulées. Simple et joueuse, la technique du cut-up est adoptée par tous les paroliers de la galaxie rock en mal d’imagination. Elle ouvre des espaces de signifiant insoupçonnés qui renvoient à la recherche d’effets de la plupart, à l’image de ce qu’en fait Bowie, lequel projettera, comme d’autres, d’adapter les Garçons Sauvages en spectacle. Bowie polymorphe utilise la théorie de Burroughs pour se réinventer et manipuler l’opinion, se travestir et subvertir. Qui joue avec qui ? Qui se recommande de qui ? Qui est le plus post-moderne des post-modernes ? Burroughs qui a un train de vie (la came, la came essentiellement) à assurer n’est lui-même pas dupe du compagnonnage qu’il propose, s’affichant sciemment avec tel ou tel (avec plus ou moins de sincérité) pour entretenir son standing. A Londres ou dans son bunker new-yorkais, les audiences se font sous forme de thé l’après-midi ou de soirées où se pressent les plus grands comme les Stones et d’autres. Burroughs a la formule alerte, le conseil généreux et se présente tel qu’en lui-même : conservateur et subversif, vieil homme sage et revenu de tout (y compris du meurtre accidentel de son épouse), gay, junky et ami philosophe. Il distille, caresse, sort son flingue, invite à une séance et couche les visiteurs qu’il choie dans son caisson d’orgone pour une cure vitaliste.
Burroughs déjoue les complots extra-terrestres, préfère les punks aux hippie, écrit une carte ou une lettre de soutien et puis (ce que le livre ne développe pas assez) prête sa voix pour quelques jolis morceaux. Si le rock se nourrit bien sûr de l’écrivain visionnaire, du drogué décadent, du tueur et de l’amateur d’armes à feu, du prototype punk et du gay amateur de la jeunesse pop, il y a aussi de l’indépendance et de l’énergie dans la voix du narrateur qui fait parler les trous du cul et manie les métaphores jusqu’à en perdre son psychédélisme. On aurait aimé un peu plus sur The Fall par exemple mais le livre est concentré sur les rencontres et néglige un peu les influences. Burroughs sort son premier disque sur le label de Throbbing Gristle, signant l’alliance des beats avec les créateurs de la musique industrielle.
L’ouvrage de Casey Rae a beau passer assez vite sur à peu près tout (c’est le reproche qu’on lui fera, se limiter à une galerie de trophées), il nous offre suffisamment de belles scènes et de belles rencontres pour qu’on ait une folle envie d’aller relire tout cela à la source et aussi d’aller écouter tous les disques. A défaut d’apprendre beaucoup, c’est quand même ce qui peut nous arriver de mieux. Ce livre est une belle introduction à l’univers le plus dévastateur, cohérent et fou du siècle dernier. Ceux qui n’y sont pas encore tombés s’en garderont sous peine d’être affectés à vie. Pour les autres, c’est trop tard. Ils sont foutus depuis longtemps. Ce vieux pédé a gagné depuis bien avant notre naissance.