On a déjà expliqué à de multiples reprises pourquoi on tenait Shane MacGowan pour l’un des meilleurs songwriters nés avec le punk. On est pas les seuls à le penser et pas les seuls à regretter d’en être rendus depuis quasiment 25 ans maintenant à simplement s’assurer qu’il est en vie, plutôt qu’à goûter ses nouvelles chansons, voire même à l’ aller voir faire le pitre de Noël avec The Pogues à Londres, Paris ou ailleurs. Shane MacGowan n’existe plus vraiment. Il fait figure de rêve maudit ou de légende tapie désormais dans son Irlande fantasmée, comme il en a chanté et inventé quelques unes. Il n’a plus tout à fait la force et la vigueur de Cuchulainn, le héros herculéen celtique, baiseur et tueur de monstres, mais tient toujours debout ou presque. Avec le récent Crock of Gold dont on avait causé et qui constitue un parfait complément (en images) au livre dont on parle et donc cette biographe autorisée A Furious Devotion par Richard Balls, il est désormais clair que MacGowan devient définitivement sans doute un sujet d’histoire, un type dont on chantera la louange et la décadence en parlant au passé et que tout ce qu’on raconte ici aura vocation à être transmis comme une légende urbaine de générations en générations, au même titre que ces chansons gagneront le statut de ces chansons traditionnelles qu’il révérait tant. De ce point de vue là, MacGowan a réussi son coup : c’est un chanteur hautement patrimonial et pas seulement avec son Fairytale de New York, la chanson originale de Noël la plus marquante de ces quarante dernières années, mais aussi grâce à toutes les merveilles qu’il a signées avec The Pogues entre Red Roses for Me et Hells Ditch (pour nous 3 titres, Sayonara, Summer in Siam et Lorca’s Novena).
La biographie autorisée de Richard Balls (et on les a toutes lues) a vocation à devenir le livre de référence sur Shane MacGowan parce que c’est à la fois un livre très bien écrit et construit (l’ordre est classiquement chronologique), qui s’appuie, comme il se doit, sur des échanges fournis avec la famille, les proches et les compères du chanteur (il n’y a pas sur MacGowan de difficultés à faire parler les gens), et couvre l’ensemble des époques de la vie du chanteur. Les précédentes biographies avaient eu tendance à négliger l’enfance, ou à rester assez flou sur ce qui va transformer un jeune gars arrivé d’Irlande en un punk tonitruant puis en chantre d’une Irlande mythifiée. Balls assemble toutes les pièces du puzzle et confère au parcours de MacGowan une cohérence absolue… dans les premières années.
On aime notamment la description (plus fouillée que dans le film portrait) d’un MacGowan obsédé par la lecture et l’écriture et qui, dès son plus jeune âge, écrit des histoires, des poésies au point d’impressionner à vie certains de ses professeurs de lettres. Cette sur-culture qu’il absorbe et qui comprend poème, livres de philosophie, d’histoire, jusqu’à la boulimie intellectuelle s’exprime chez lui jusqu’à quinze ou seize ans, âge auquel le jeune Shane est non seulement devenu un adulte mais aussi une sorte de puits de sciences littéraires et un bouillon de poésie. On ne va pas tout raconter mais la biographie s’attarde assez longuement sur ce qu’on appelle dans ce genre d’ouvrage les années de formation marquées par la découverte du punk et assez rapidement par l’installation dans ce que les gens normaux comme nous appelleraient une sorte de folie. MacGowan connaît les établissements de soins ou l’internement. Il s’abîme aussi très tôt dans l’alcool et les drogues, constante qui constituera (malheureusement) le fil rouge, de plus en plus épais et imposant, du reste de la biographie.
On apprend pour les curieux que l’idée de mêler punk et folklore irlandais émerge alors que l’un des membres du groupe orientait MacGowan vers un mélange de punk et de folklore… grec, ce qui était assez cocasse, et aussi de nombreuses choses sur la séduction physique du personnage, ses relations multiples, sa magie. Pour le reste, Balls nous immerge dans une histoire d’abord classique (l’essor d’un groupe vers le succès), d’inspiration et d’ambition (MacGowan est ambitieux et travailleur à ses débuts), aux côtés d’un personnage aussi fascinant qu’il se défile à la description. La vie avec les Pogues et l’histoire du groupe ont été racontées une bonne dizaine de fois, par la plupart des membres. L’envisager du point de vue du chanteur, être à part par définition, est toujours amusant. MacGowan fait partie du groupe au point de l’incarner, il le nourrit avant que ce ne soit celui-ci qui se nourrisse de lui, de sa chair, de sa vie, de sa souffrance. C’est dans ce revirement que le livre prend un ton plus sombre et angoissant pour le lecteur. Passées les années (brèves, trop brèves) où MacGowan écrit avec passion des chansons merveilleuses et éternelles, les astres s’emmêlent et tout déraille.
Ce que Balls montre assez bien, c’est que la productivité réelle et magique du songwriter n’aura tenu que cinq à six années. Le reste peut s’apparenter à une campagne d’autodestruction pour se faire virer du groupe et peu à peu se faire expulser de sa propre vie. MacGowan n’a plus grand chose à donner et de toute façon ne s’y essaie même plus, bouffé par ses addictions et son propre personnage. L’auteur donne quelques explications : peur des responsabilités, manque très paradoxal de confiance en soi, quelques traumatismes lointains, déchirement génétique et patriotique. Shane MacGowan, comme tous les drogués, est un personnage plus dramatique qu’héroïque. Son éthylisme et sa toxicomanie n’ont rien de marrants. Le livre n’évacue pas les tragédies qui émaillent son itinéraire de junky et notamment la mort de deux personnes de l’entourage d’overdose : un compagnon de route qui décède avec lui dans un hôtel parisien (Macgowan se sauvera avant l’arrivée de la police) et surtout la mort d’un jeune gars, fils d’un de ses proches amis, qui confondra cocaïne et héroïne, et décèdera aussitôt à vingt ans. MacGowan, cette fois là encore, se défilera et refusera d’être interrogé par les enquêteurs. L’épisode entraînera sa dénonciation (pégagogique) aux policiers par son amie Sinead O’Connor et son entrée dans une cure alibi au Priory où il ne montrera JAMAIS aucun signe d’engagement. L’histoire veut qu’il arrête l’héroïne après ça toutefois mais au profit d’autres cocktails tout aussi néfastes. Etrangement le jeune homme décidé et débordant d’énergie des premières années est devenu un homme sans volonté, dont la parole jaillissante est devenu le seul support. MacGowan garde une mémoire surprenante et une intensité intellectuelle qui surprend ses interlocuteurs même si elle se déploie de plus en plus rarement et surgit désormais hors contexte et sans prévenir.
C’est cette presque fin horrible et peu ragoûtante qui marque les 20-30 dernières années, autant dire une éternité de renoncements et donne au parcours une telle singularité. MacGowan craint la mort et lui échappe par miracle en raison d’une constitution exceptionnelle. Il continue à boire, à lire et à regarder la télé, sans s’embarrasser de la vie qui s’organise autour de lui, assisté par son épouse Victoria sur l’ensemble des tâches du quotidien (il n’a jamais su se nourrir, se laver, utiliser une carte bleue, s’occuper de lui), honoré par ses pairs et par son pays, mais sec comme jamais quand il s’agit d’écrire. Les promesses véhiculées depuis 2015 sur l’écriture de nouvelles chansons et des passages en studio (5 chansons auraient été écrites et enregistrées) est évidemment un mirage. Son dernier album en date (en 1997) était déjà bien médiocre et empli de clichés. Il est probable que l’homme ait tout donné.
Son seul talent est désormais d’être vivant et de nous rappeler par la présence de son corps fracassé le punk ultime et le génie poétique qu’il aura été du temps de sa splendeur. Ce livre, qui n’est pas encore traduit en français, est un délice et un beau mausolée.
Lire aussi :
Haunted : lorsque Shane MacGowan et Sinéad O’Connor chantaient encore…