C’est une publication institutionnelle (lire « de commande ») mais qui, sous la plume et la direction d’Adrien Durand dont on avait signalé le joli Je N’aime que les Musiques Tristes aux éditions du Gospel qu’il dirige, est beaucoup plus que ça : un témoignage émouvant, subjectif et « historique » sur un lieu, la salle de musiques actuelles tourangelle, qui, par sa programmation, sa position géographique (Joué les Tours, soyons précis), son dynamisme est devenue une des places-fortes des musiques indépendantes du Nord de la Loire.
Illustré par l’excellente Terreur Graphique, le livre propose sur une bonne centaine de pages agencées avec beaucoup de soin, de science graphique et de sens esthétique (le tout brillamment mis en place par le graphiste Romain Barbot), une histoire orale du lieu (au nom évocateur parfait) par ses gestionnaires, ses fondateurs, ses administrateurs, ses techniciens et autres acteurs. Le livre démarre par des déclarations assez sibyllines qui reviennent sur la création du lieu, ce qu’il a remplacé, son appel d’offre de lancement, sa gestation. C’est un précis d’histoire culturel précieux qui évoque (ce qu’on n’évoque jamais) à savoir la fondation administrative d’un établissement culturel, des éléments de droit qui permettent à la SMAC d’exister, la rencontre d’une intention politique (d’une ambition politique) permise par la communauté urbaine et qui s’incarne ou rencontre une utopie culturelle (celle de ceux qui y travailleront). Le montage que propose Adrien Durand des témoignages recueillis est particulièrement pertinent car il met sur le même plan des désirs différents, des rêves différents, des « niveaux de réalité » qui sont tous authentiques (le témoignage d’un JD Beauvallet ancien combattant qui « organisait des concerts à Tours » par exemple) mais dont la juxtaposition construit une narration qui est celle du lieu-même. Les photos du chantier accompagnent cette première partie, brève mais fascinante, qui concurrence par une voie plus efficace et digeste les précis ennuyeux d’un Aurélien Bellanger. Le grand œuvre de l’administration culturelle attendra.
L’intention est la même pourtant : montrer ce qu’il y a à voir par delà ce qu’on voit. Le Temps machine, tel qu’il se développe ensuite, est une « salle de concerts » bien sûr et guère plus, mais devient, avec ses affiches, ses partis pris, sa programmation, sa définition de ce qu’il doit faire et de ce qu’il fait, une structure socio-militante qui défend le petit contre le gros, l’inconnu contre le connu, avant de rechercher un équilibre savant entre ce qu’on écoute et ce qu’on n’entend jamais, ce qu’on a envie de voir et ce qu’on irait voir si on le pouvait, ce qu’on peut attirer et ce qui reste hors de portée. Le livre met à jour les connexions (entre programmateurs), les échanges, l’écart aussi entre la pensée du lieu et sa réalisation. « Éclectisme contrôlé », « Musiques radicales pour un public large », « s’ouvrir au plus grand nombre », les inter-titres mettent en avant les hésitations et les cibles mouvantes du lieu, qu’on appellerait par ailleurs les objectifs de la politique culturelle. Qui vient ? Combien vient ? Depuis où ? Et pour quoi faire ? Venir plus ou moins et de plus loin ou près ? La question de la programmation est une histoire de rendez-vous proposés et (dés)honorés par un public volatile et souverain. Au service de qui est-on ?, peut-on se demander. Cette exploration d’une structure de ce type est passionnante et offre un regard rare sur les entrailles du sacro-saint concert. On y perçoit à la fois les motivations individuelles, dérivées de vocations artistiques ou de convictions culturelles toujours contrariées, et l’intention du lieu lui-même et d’une forme de socio-géographie qui ne serait voulue par personne mais juste produite par l’endroit et les forces qui y travaillent. Le livre se prolonge sur une série d’échanges stimulants autour du concept de musiques actuelles et de sa gestion.
Tout cela est fait de manière très digeste, très distrayante, avec une iconographie impeccable qui permet d’évaluer l’intelligence, la pertinence et la haute qualité artistique et culturelle du projet global. Le Temps Machine n’est évidemment pas la seule « salle » qui s’est élevée à ce niveau là en quelques années, mais son mandat de dix ans est probablement l’un des plus réussis du territoire, l’un des plus évidemment brillants, en phase avec le développement de l’agglomération qu’elle « sert ». En guise de carte d’identité, l’équipe conclut le livre par une série de chroniques de disques qui visent à en traduire la sensibilité du site. Cela démarre par le Discipline in Anarchy de Rubin Steiner (2012), alors programmateur du lieu, et dont on sent toujours planer le fantôme bien vivant sur l’âme du lieu. Yacht Club, Stuff Foxes et d’autres sont honorés dans cette section. On aime ou pas, mais le livre dit bien à quoi tout ceci ressemble. C’est original, précis et bien fichu. La démarche en inspirera peut-être d’autres mais cette mémoire des lieux a son importance, au même titre que l’histoire de la presse (rock ou autre) et que l’histoire des mouvements et des groupes. C’est un bel ouvrage.