Genesis P-Orridge / Nonbinary A Memoir
[Abrams Press]

8.8 Note de l'auteur
8.8

Genesis P-Orridge - Nonbinary A MemoirOn a attendu un peu avant de se lancer dans la lecture des mémoires (posthumes) de Genesis P-Orridge, sorties l’an dernier en version originale (pas de traduction pour l’heure), à la fois parce que le cadavre était encore chaud (Genesis est mort le 14 mars 2020) et parce qu’on restait sur la lecture un brin accusatrice de son ancien partenaire Cosey Fanni Tutti, laquelle ne l’épargnait pas dans son propre récit biographique Art Sexe Musique.

NonBinary A Memoir, mis en forme par le journaliste Tim Mohr sous la supervision d’une des filles de l’artiste, est un témoignage qui milite en faveur de l’existence de vérités simultanées. Si le récit que donne Genesis P-Orridge de sa propre vie contredit sur de nombreux points le récit de Cosey Fanni Tutti, notamment quand il s’agit d’apprécier l’apport artistique et la valeur humaine de Neil Megson (son vrai nom) dans toute cette aventure, on ressort de la lecture avec le sentiment d’avoir partagé une odyssée rebelle invraisemblable et d’avoir tutoyé l’espace de quelques 400 pages un être d’exception.

Il va de soi que Genesis P-Orridge, du point de vue de l’autre fondatrice de Throbbing Gristle et pionnière du collectif d’art contemporain COUM, se donne le beau rôle. Mais cela n’a guère d’importance au regard de tout ce qui a été accompli, proposé et qui jalonne désormais l’histoire culturelle de l’Angleterre des années 70 et 80. Neil Megson naît à Manchester en 1950. La biographie suit une approche chronologique assez typique, consacrant de longues pages à l’enfance du jeune homme. Ses parents travaillent mais s’intéressent à l’art. Son père, représentant pour diverses boîtes, adore le jazz, en joue et en fait écouter à son fils. Sa mère bosse en usine mais fait de la figuration dans les galas de danse de la ville. La véritable révélation pour le jeune homme est la découverte de la Beat Generation et plus particulièrement des travaux de William Burroughs. C’est au contact du plus grand écrivain du XXème siècle que démarre d’ailleurs le récit, Genesis P-Orridge mettant en scène sa première rencontre (miraculeuse) avec l’auteur du Festin Nu. Le livre évoque la relation épistolaire très fournie entre les deux hommes qui s’envoient des cartes postales et leurs (assez) nombreuses rencontres à New York ou Londres. Cette « amitié » est souvent remise en cause mais on peut souligner qu’elle aura de facto une influence majeure sur l’œuvre artistique de Genesis P-Orridge.

De Burroughs, Neil Megson retient le goût infini pour la liberté, la phobie du contrôle et la technique du cut-up. Dès lors, il entre en art comme on entre en religion, choisissant partout et tout le temps la clandestinité plutôt que les honneurs. Megson initie ce qu’on appellera plus tard le mail art, échangeant avec des dizaines de correspondants des cartes postales, des photos issues de collages et de découpages. Les cartes mentionnent des slogans, parfois militants, des appels à la révolte et à la prise de contrôle. De fil en aiguille, l’action se structure pour donner un collectif d’art contemporain qui finira honoré comme l’un des fers de lance du renouveau artistique anglais des années 70, exposé en Europe aux cotés de Gilbert & George. Megson installe, filme, déforme, photographie, tout cela avec celle, Cosey, qui partage alors son lit, dans une Angleterre conservatrice mais qui entretient (on the dole) des légions d’asociaux, de squatteurs et de marginaux avec des rêves pleins la tête. Le livre revient bien sûr sur son amitié avec Ian Curtis dont l’histoire retient que le chanteur de TG aura été l’un des derniers interlocuteurs (au téléphone) le jour de sa mort. A Memoir suggère que Genesis, persuadé que Curtis allait en finir après qu’il a raccroché, essaya de prévenir ses proches et amis leur demandant de se déplacer à son domicile, mais sans résultat. Là encore, le récit est souvent critiqué mais la relation personnelle entre les deux hommes a aussi servi à étayer les rumeurs d’homosexualité latente du chanteur de Joy Division, sans plus de fondement puisque Genesis était à cette époque assez strictement hétéro. Genesis évoque le projet des deux hommes de quitter leurs groupes respectifs pour former un duo dont on imagine pas qu’il ait pu voir le jour. Un concert commun est projeté à Paris que la tournée américaine avortée de Joy Division enterrera pour l’éternité.

NonBinary A Memoir rend un formidable hommage à cette époque et pose Genesis P-Orridge (le surnom qu’il adopte finalement… presque par hasard) en aiguillon d’une nouvelle culture, contestataire, subversive et qui défend, sans le revendiquer, une forme d’art total. Progressivement Genesis P-Orridge glisse de l’art contemporain qui lui donne une reconnaissance (de galeries bourgeoises) dont il ne veut pas vers la musique. Ce mouvement vise à atteindre le plus grand nombre, tout en remettant en question ce qui est presque acquis : une forme de réputation et de capacité à choquer et déranger. Throbbing Gristle naît de cette intention et s’impose très vite comme le premier groupe de musique industrielle. Contre les punks qui feignent de ne pas savoir jouer mais qui apprennent la guitare, les 4 de Throbbing Gristle vont proposer une anti-musique où toutes les structures sont désamorcées et chaque chanson vécue comme une remise à plat et un refus de toute technicité. Genesis P-Orridge apparaît dans son récit comme littéralement obsédé par cette idée de ne JAMAIS s’abandonner à la routine et de ne pas stagner ou profiter d’une situation.

On ne va pas raconter toute l’histoire mais Throbbing Gristle révolutionne à sa façon ce qu’on peut attendre de la musique, avec une radicalité, une rigueur et une vivacité dont on ne retrouvera le pendant peut-être que chez les New-Yorkais de Suicide, ceux-ci s’appuyant tout de même sur un héritage rock que les Throbbing Gristle délaissent au profit de visions politiques et pop mêlées à base de désastre industriel, de serial killers et autres sources macabres. C’est avec ce groupe que Genesis grandit puis meurt une première fois, jugeant que l’aventure elle-même risque de tourner à la formule de foire. Les versions divergent sur la chute de la maison Throbbing mais on retient que Genesis ré-émerge presque aussitôt avec un nouveau projet, encore plus démesuré, Psychic TV, à partir de 1981. Poursuivi par l’Etat (pour ces échanges de cartes prohibées faites de photos pornos ou interdites), Genesis s’exile au Tibet puis en Thaïlande avec sa famille (il dépense ce qu’il a mis de côté avec Throbbing pour financer des oeuvres sociales locales), et fonde, à son retour, une sorte de temple, Thee Temple ov Psychic Youth.

Cette partie du livre est passionnante, effrayante aussi. Genesis investit le champ de la magie et se lance à fond dans l’ésotérisme, suivi par des légions de jeunes gens qui veulent se libérer des entraves du contrôle. Le cocktail (new age, magie noire, sexe libre) effraie un peu avec le recul mais est évoqué par Genesis avec une cohérence et une logique si solides qu’on se laisse prendre au jeu. Comme Burroughs dont il use des instruments, l’existence de Genesis devient bizarre et en même temps fascinante par sa radicalité et son caractère extraordinaire. L’homme orchestre des rituels sexuels, arguant qu’on peut implanter dans l’esprit de l’autre des idées et des images quand on le saisit dans l’orgasme. Genesis est pris pour cible par des associations catholiques et ses maisons vidées en 1992, date à laquelle la Police monte une opération où on saisit des faux films lui reprochant des relations avec des enfants et des rituels sataniques. Genesis rebondit aux Etats-Unis tout en continuant à produire des chansons. Son groupe frôle le succès avec le single Godstar qui prend pour sujet la figure de Brian Jones. Les mémoires évoquent assez peu son activité musicale d’ailleurs, ce qui est assez frustrant. Genesis P-Orridge signe plusieurs disques techno/rave qui valent le déplacement et illustrent sa recherche frénétique d’aller au delà de soi. Son exil américain est marqué par le compagnonnage qu’exerce auprès de lui Timothy Leary, le pape du LSD auprès duquel il prend conseil pour s’accommoder de sa situation de paria et d’exilé.

L’histoire entre dans sa dernière phase. Genesis divorce après avoir eu deux filles et fait la rencontre de sa seconde épouse, Lady Jaye (aka Jacqueline Breyer), une dominatrice new-yorkaise. Avec celle-ci, et en s’appuyant sur une critique des genres qu’il est l’un des premiers à produire dès le début des années 70, il s’embarque dans son dernier voyage, en amorçant une transformation radicale et inédite visant à faire converger leur deux êtres follement amoureux en un seul. Genesis utilise l’argent d’un procès qu’il gagne (suite à un incendie qui manque le faire mourir) pour financer de multiples opérations chirurgicales qui visent à lui donner l’aspect de sa compagne, et vice versa. Il devient une femme, mais ne se limite pas à un mouvement transgenre, puisque le projet Pandrogeny voit beaucoup plus loin. Throbbing Gristle se reforme de manière épisodique autour de 2004-2005 mais le livre n’en parle pas du tout, se concentrant sur son itinéraire personnel et intime.

Son épouse meurt en 2007 ce qui n’interrompt pas le projet mais le ralentit. Genesis multiplie les travaux : albums, somptueux souvent avec Psychic TV, poèmes, apparitions exceptionnelles. Il collabora avec pas mal de monde puis se fait plus discret à partir de 2009-2010 : quelques concerts, quelques travaux d’équilibristes pop. Le livre s’achemine vers une fin qu’on devine inéluctable. Genesis ne termine pas ses mémoires et ce n’est pas un mal. En 2017, il développe la leucémie qui l’emportera. Il finit sans le sou et malade.

NonBinary A Memoir est un livre d’histoire souterraine remarquable et le portrait d’un des plus grands artistes pop de ces cinquante dernières années. Genesis P-Orridge s’y présente en majesté et dans une cohérence restaurée et convaincante comme l’héritier pop et moderne de Burroughs et des siens. Quelle aura été son importance ? Qu’est-ce qu’il en reste ? Le livre insiste et revient à plusieurs reprises sur la capacité du chanteur à « passer à la question » le moindre de ses actes pour se remettre en cause chaque jour et à chaque minute. La méthode est quasi maoiste : pourquoi tu as fait ça ? pourquoi tu as dit ça ? Mais c’est un précis de philosophie incomparable et une leçon de vie : celle d’un artiste qui aura toujours eu une sainte horreur du solide, du tangible et de la reproduction mécanique de l’art. Genesis chante, sculpte et baise sur l’eau, comme s’il était mi-noyé, mi-Jésus. A défaut du secret du bonheur, son existence nous donne les clés d’une vie qui vaut vraiment la peine. Faut-il s’arrêter jamais ? Peut-on profiter ? Genesis P-Orridge y répond à sa façon : remettre en cause jusqu’à y passer. L’homme qui ne s’arrêtait jamais…

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