[Chanson Culte #2] – And the Band Played Waltzing Matilda, l’arme anti-guerre

Shane MacGowanLe morceau fait partie des titres les plus repris de la planète. Les amateurs de rock indé le connaissent très probablement dans la version (la plus belle) chantée par Shane MacGowan avec les Pogues sur leur album Rum, Sodomy and The Lash, en 1985, sans savoir qu’il ne s’agit pas d’une chanson traditionnelle mais d’un titre moderne, composé en 1971 par l’australien Eric Bogle. Voici l’histoire détaillée d’une des plus belles chansons jamais écrites sur la guerre et son absurdité.

Le 16 mai 2016, soit quelques semaines avant que les Européens ne célèbrent le centième anniversaire de la bataille de Verdun, est mort le dernier soldat australien à avoir pris part à la bataille de Gallipolli, ou des Dardanelles, démarrée l’année précédente contre les Turcs. Tandis que les français s’étripaient pour savoir si l’affreux Black M pouvait jouer de sa scie R’n’B entre les tombes, l’Australie et plus largement le monde anglo-saxon ne se sont pas posé la question de savoir ce qu’il fallait chanter. Depuis le milieu des années 70, il y a sur le sujet une chanson qui s’impose et symbolise l’absurdité de la guerre : And The Band Played Waltzing Matilda.

La bataille des Dardanelles

La chanson est longue (8 minutes et un peu plus), hors format (5 couplets entiers et roboratifs) et pleine d’émotion. Pour les amateurs de rock indé, le titre a été popularisé, mais on y reviendra, principalement par l’interprétation magistrale qu’en donnent The Pogues sur leur album Rum, Sodomy and the Lash en 1988. Shane MacGowan n’est pourtant que l’un des nombreux chanteurs à avoir taquiné le monument. On trouve des versions un peu partout et plus ou moins fameuses servies par Midnight Oil (bien sûr), mais aussi Joan Baez (à l’époque de la guerre du Vietnam), The Dubliners, The Skids et bien entendu une flopée de groupes australiens (on vous épargne ici la version d’André Rieu, qu’on trouve sur youtube). Chaque année, la chanson est entonnée le 25 April à l’occasion de l’ANZAC Day, la journée de célébration en l’honneur de l’armée australienne. Le succès de And The Band Played Waltzing Matilda peut paraître académique mais il n’en est rien. Si cette chanson connaît aujourd’hui un tel rayonnement, c’est parce qu’elle a été adoptée par le peuple et renvoie au cœur du sentiment anti-belliciste qui anime les hommes (après une bonne boucherie).

La chanson a été composée par un Australien d’origine écossaise appelé Eric Bogle en 1971. Elle décrit très précisément le parcours d’un jeune type (devenu vieux et qui raconte sa vie) enrôlé dans l’ANZAC (Australiand and New Zealand Army Corps) pour aller se battre pendant deux ou trois mois à Gallipoli. L’homme se souvient des horreurs de la guerre en une série d’images insensées et énoncées dans une langue à la fois simple et universellement compréhensible. Ce qui frappe dans les paroles de Bogle, c’est à la fois leur sincérité et leur caractère directement accessible. Les descriptions des corps qui s’empilent sont déchirantes, le sentiment de déracinement est total et l’absurdité de la situation saute aux yeux. Lorsqu’il parle d’’in a mad world of blood, death and fire » pour décrire le champ de bataille, Eric Bogle ne fait pas œuvre de poésie. Il se glisse dans la peau de son personnage et décrit les choses le plus frontalement et le plus simplement possible. Les corps reviennent meurtris, blessés, mutilés et le personnage continue son passage en revue lucide et presque détaché de la monstruosité qu’il a traversée. La chanson vaut pour l’ampleur de son mouvement et la force qui se dégage de ce long travelling dans la vie d’un homme. Le narrateur n’a passé que trois mois dans les Dardanelles mais on entend à l’écouter que ces trois mois ont littéralement englouti sa vie. Le refrain ramène sans cesse à ses oreilles le souvenir de son départ et le jour où les Australiens et les personnes qu’il aimait viennent accompagner le navire qui part à la guerre, la liesse qui règne alors et les chants qu’on entonne à la gloire des héros. Cette situation fait écho évidemment aux images qu’on peut avoir des Poilus partant tuer le Boche la fleur au fusil. Le texte contient cependant quelques passages mémorables et dignes des meilleures plumes à l’image de son entame somptueuse : « When I was a young man I carried my pack/ And I lived the free life of a rover » dont la simplicité traduit instantanément la dérive humaine, le mélange de souci et d’insouciance. L’image du jeune homme qui porte son sac, mis accablé, mi aventurier, est une des plus belles métaphores du siècle qui ait été posée.

Mécanique d’un tube

Sur le plan musical, la chanson est animée par la reprise de ce refrain à la fois presque joyeux et répétitif, comme si le vieil homme était prisonnier d’une boucle temporelle et condamné (ce qu’il est) à revivre sans cesse son propre départ et les horreurs qui en découlent. La fin de la chanson est habitée par l’incompréhension et fonctionne une dénonciation des plus efficaces de la guerre… pour de bonnes raisons. La vision de Bogle s’exprime toujours au niveau micro-individuel et ne s’élève jamais. C’est ce qui fait sa puissance et la rend immédiatement efficace pour le commun des mortels. En cela, Bogle produit une sorte d’identification parfaite avec l’auditeur qui témoigne de l’excellence pop qu’il atteint ici. Comme il le raconte lui-même, la chanson ne fait pas grand bruit à sa sortie. Bogle ne fait pas carrière et s’en retourne à un travail séculier. Rien ne bouge, au point qu’il ne grave même pas Matilda sur disque. Frustré, il participe cependant, quelques années après avoir écrit la chanson à un concours de chansons. Bogle est surpris de savoir que chaque participant doit interpréter deux titres et non un seul comme il le croyait. Il improvise alors à côté du morceau qu’il avait choisi sur Matilda qu’il connaît par coeur. Le public est hypnotisé et l’applaudit à tout rompre. And The Band Played Waltzing Matilda termine 3ème et est redécouverte par le public qui hue la chanson arrivée en tête. L’année d’après, un producteur vient annoncer à Eric Bogle qui s’est établi à la campagne que sa chanson est en train de faire le tour du monde et qu’il en a vendu les droits qu’il n’avait pas aux Etats Unis. Bogle apprend que la chanson lui a échappé et qu’elle est en train de faire son chemin sans lui. Vexé et motivé par la nouvelle, Bogle se remet à tourner avec ses autres titres et enregistre enfin le morceau sur un premier album qui ne sort qu’en 1977 intitulé Now I’m Easy. Il récidive pour quatre ou cinq disques en incluant presque à chaque fois une version de son tube. Le succès modeste de son premier album lui permet tout de même de quitter son emploi alimentaire. Bien avant lui, l’australien John Curry, un rockeur, grave le titre en 1974 et en écoule des caisses, tandis que tout le monde se bat entre 1975 et 1977 pour enregistrer le titre. Il s’en écoule des millions. Des spécialistes dissèquent la routine d’écriture de Bogle et repèrent dans son texte un certain nombre d’inexactitudes techniques et historiques. Pour décrire l’enrôlement du jeune soldat, Bogle écrit ainsi tout simplement « they gave me a tin hat and they gave me a gun/ And they sent me away to the war », alors que le tin hat (le casque en métal) ne fera partie du paquetage du soldat australien qu’un peu plus tard. D’autres inexactitudes sont relevées mais évidemment tout le monde s’en fout. Ce qui compte, c’est l’impact de la chanson qui, bien entendu, croît dans le contexte de défiance et d’abandon qui point avec l’enlisement de la Guerre du Vietnam.

When I was a young man I carried my pack
And I lived the free life of a rover
From the Murrays green basin to the dusty outback
I waltzed my Matilda all over
Then in nineteen fifteen my country said Son
It’s time to stop rambling ’cause there’s work to be done
So they gave me a tin hat and they gave me a gun
And they sent me away to the war
And the band played Waltzing Matilda
As we sailed away from the quay
And amidst all the tears and the shouts and the cheers
We sailed off to Gallipoli

How well I remember that terrible day
How the blood stained the sand and the water
And how in that hell that they called Suvla Bay
We were butchered like lambs at the slaughter
Johnny Turk he was ready, he primed himself well
He chased us with bullets, he rained us with shells
And in five minutes flat he’d blown us all to hell
Nearly blew us right back to Australia
But the band played Waltzing Matilda
As we stopped to bury our slain
We buried ours and the Turks buried theirs
Then we started all over again (…)

Chorus

Waltzing Matilda, Waltzing Matilda
Who’ll go a waltzing Matilda with me
And their ghosts may be heard as you pass the Billabong
Who’ll go a waltzing Matilda with me?
And now every April I sit on my porch
And I watch the parade pass before me
And I watch my old comrades, how proudly they march
Reliving old dreams of past glory
And the old men march slowly, all bent, stiff and sore
The forgotten heroes from a forgotten war
And the young people ask, « What are they marching for? »
And I ask myself the same question
And the band plays Waltzing Matilda
And the old men answer to the call
But year after year their numbers get fewer
Some day no one will march there at all

Une chanson dans la chanson

Bogle explique que l’écriture du texte lui est venue en réaction aux horreurs qui lui reviennent du Vietnam. Il utilise pour raconter la vie de ce soldat un livre de 1956 qu’il avait acheté gamin et qui raconte le quotidien d’un jeune soldat. Son idée de génie est de dresser un parallèle entre la première guerre mondiale et la guerre du Vietnam et de prendre un jeune homme (un agneau, un « lamb » comme il l’écrira) comme protagoniste principal, l’Histoire répétant à l’infini la figure de cette victime d’holocauste. Mieux encore, et signe que la musique n’est jamais qu’une question de jeu avec le temps, Bogle réincorpore à son propos quelques vers et quelques motifs de l’hymne officieux de l’Australie : le célèbre Waltzing Matilda. Le Waltzing Matilda est une chanson dont les paroles datent de 1895 sous la plume du poète Banjo Paterson. La chanson renvoie aux hobos et aux vagabonds qui errent dans le bush avec un sac de jute sur le dos. Waltzing signifie tout simplement marcher, errer (de l’allemand Auf Der Walz) tandis que matilda renvoie, non pas à une femme, mais à un sac en toile (swag) que ces cloches ont sur le dos et qui enferme leurs rares possessions. Contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas de danser avec quelqu’un mais bien de se dandiner et de marcher comme un cowboy ou un bushman solitaire. La chanson raconte la mort d’un type (le « Frenchy ») qui a dû s’enfuir après qu’un mouvement de grève ait mal tourné dans une colonie. La milice ou la police est appelée et plusieurs manifestants (qui ont le droit pour eux et revendiquaient de meilleures conditions d’existence) sont tués. Le « Frenchy » s’enfuit et est pris en chasse. Au lieu de se laisser prendre, le type préfère se suicider d’un coup de fusil, symbolisant la fierté des insurgés et des petites gens face aux autorités et au pouvoir délirant des puissants. C’est l’autre coup de force de Bogle que de rattacher l’absurdité de la guerre et la lutte originelle pour l’indépendance et la liberté, la justice et l’autonomie qui est si chère aux Australiens. And The Played Waltzing Matilda devient ainsi un hymne total où se mêlent en plus du message anti-belliciste un contenu social fort. Tom Waits en donnera une version remarquable.

Shane MacGowan : la version punk élargit la mythologie

C’est évidemment ce qui fait mouche un peu partout et en particulier sur les Iles Britanniques, en Irlande et en Ecosse particulièrement, où on retrouve cette même hostilité envers les puissants (les Britanniques) et cette idée selon laquelle ces peuples ont été envoyés à la boucherie malgré eux.
C’est ce double, voire triple positionnement (chanson palimpseste, et chanson miroir), qui amène sans doute le titre dans la bouche de Shane MacGowan. On peut supposer que celui-ci l’a hérité du répertoire des Dubliners qui l’interprétaient eux-mêmes depuis de nombreuses années. La chanson est devenue si puissante que tout le monde a oublié qu’elle était née seulement en 1971 et n’était pas du tout une « chanson traditionnelle ». Dans sa reconquête d’une forme de folk des racines, le groupe irlandais ne pouvait que tomber dessus au même titre qu’il sublimerait le Dirty Old Town d’Ewan Mc Coll ou reprendrait d’une manière homérique la saga du Irish Rover (une chanson qu’on se garde pour plus tard). Interprétée par MacGowan, And The Band Played Waltzing Matilda atteint une dimension moderne non égalée. MacGowan a l’œil humide et chante le sacrifice comme personne, ramenant l’univers de Gallipoli à l’échelle de la société Thatchérienne. Est-il autre chose après tout qu’une figure de la jeunesse, naïve et pleine d’énergie, qu’on a choisi délibérément de sacrifier au capitalisme galopant ? Le punk est-il autre chose qu’une résonance de cette sempiternelle histoire où des types sont instrumentalisés pour servir une cause dont ils ne perçoivent pas la finalité ? L’interprétation des Pogues est ici impeccable et rend à la perfection ce dialogue entre les racines traditionnelles de la chanson (le Waltzing Matilda de 1895/1903, les hobos, qu’on retrouvera aussi dans la Beat Generation, les fuyards, les outcasts) et sa modernité (le non sens, l’absurdité véhiculée par le post-punk). Chantée en 1985 ou plus tard en 2011, 2014 ou 2015, And The Band Played Waltzing Matilda renvoie à une dernière allégorie : celle du groupe qui se serre les coudes pour tenir la note. On pense à la fanfare du Titanic et bien entendu à tous ces groupes, dont les Pogues font évidemment partie, qui jouent pour ne pas mourir ou s’entretuer. Ceux qui connaissent bien les Pogues et leurs concerts savent que le titre n’est pas chanté au hasard et peuvent percevoir dans l’oeil (torve) du chanteur une dignité et une noblesse immédiates, un sérieux et une concentration qui lui tombent dessus, quel que soit son état, dès qu’il entame le premier couplet. Ce signe ne trompe pas : And The Band fait partie de ces chansons du répertoire qui ont quelque chose de particulier et qui dépassent leurs interprètes ou leur propre énoncé.

Chanson dans la chanson, histoires dans l’Histoire, And The Band Played Waltzing Matilda est un exemple de ce qu’une chanson peut faire pour bouleverser les hommes. Elle n’a bien sûr pas arrêté les guerres, ni ne serait-ce que ralenti leur course folle, mais elle a permis, hier et aujourd’hui, demain probablement, d’en mieux saisir l’idiotie et, à chaque fois, de suspendre le temps pour se convaincre qu’il existe mille autres façons de combattre. Qu’on court entre les tombes ou qu’on écoute de la musique de daube, c’est ce qu’il fallait retenir de ce qui s’est passé à Verdun ces derniers jours. Ca et pas autre chose.

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