[Chanson Mal Aimée #9] – Ooh I Love You Rakeem : la chanson qui a failli enterrer le Wu Tang Clan

Ooh I Love You RakeemCeux qui ont vu sur la chaîne américaine HULU, l’excellence saga (2 saisons de 10 épisodes et une troisième à suivre) consacrée au Wu Tang Clan, n’apprendront peut-être rien de bien nouveau. Ce qu’on raconte se situe précisément sur les derniers épisodes de la première saison et est présenté aussi comme LE tournant « artistique » conduisant à la formation du groupe de rap le plus influent de ces trente dernières années (autant dire, peut-être, de l’histoire du rap tout court). Le scénario de Wu Tang Clan : An American Saga ayant été écrit notamment par le principal protagoniste de l’histoire, le RZA, leader du groupe et rappeur un peu moins connu sous le nom de Prince Rakeem, on peut compter sur celui-ci pour nous abreuver de détails plus réels que réels expliquant pourquoi Ooh I Love You Rakeem, cette affreuse première chanson qu’il signa sur le pourtant très chouette label Tommy Boy Records, est justement une affreuse chanson s’inscrivant à des années lumière de sa (sombre) personnalité.

Chanson mal aimée = honte assurée 

Mais à quoi avons-nous à faire au juste ? Pour la plupart des amateurs de rap, l’histoire du Wu Tang Clan démarre fin 1993 avec l’arrivée dans les bacs du premier album du groupe, Enter The Wu-Tang (36 chambers), sur le label Loud Records de Steve Rifkind. L’album est une tuerie et un cataclysme musical : en un instant, l’apparition d’un street rap aux accents bruts et métalliques, grégaire et sauvage mais aussi cynique et rigolard, vient damer le pion, d’un côté, au rap west coast dominant des Gangsters de Compton (NWA, Tupac, etc), de l’autre, au rap souriant et positif de types à la positive attitude comme De la Soul.

On caricature à peine : le son de ce premier album du Wu Tang Clan est affreusement chargé en basses, semble avoir été assailli par une armée de tubes métalliques qui claquent dans tous les coins, de bruits de la rue évidemment mêlés aux iconiques dialogues tirés de vieux films de kung-fu. Là où les gansta dégainent champagne, pépés à gros seins entre deux rafales de mitraillettes en or, les gars de Staten Island parlent fusillade aussi mais avec des armes qui sonnent vraiment plus mortelles, noirceur, trafic de drogue et misère sociale, racisme et jours sans soleil. Il se dégage de cette première production une radicalité immédiate, une force animale et en même temps une sorte d’espoir revendicatif qui fait peur et mouche à la fois. L’idée qu’on découvre une autre planète, voire une autre espèce humaine, privée de la théâtralité et des poses gangsta, fait son chemin. Par analogie, la révolution apportée au traitement de la société par le rap du Wu est identique à celui donné par Frank Miller et Alan Moore aux super-héros dans le monde des comics. Hasard ou non : les deux mouvements se font à quelques années de distance.

S’il faut un peu de temps pour que le grand public apprivoise les figures qui se cachent derrière les blazes des interprètes : Method Man, GZA, Raekwon, Inspector Dekh et, bien sûr, le fameux Old Dirty Bastard (qui deviendra l’un des plus célèbres sacrifiés du genre par la suite), il ne fait aucun doute que ces types sont là pour de vrai et viennent en un rapide tour de piste de lancer l’Ovni le plus sombre et le plus tonitruant que le rap ait jamais connu. En matière de production, et si l’ensemble reste plutôt économe et lofi, sifflant et crachant de partout, si fragile qu’une réédition sur deux du vinyle/CD est inécoutable, le travail du RZA aka Bobby Diggs est époustouflant et aussi disruptif que si Throbbing Gristle assurait la sono de votre goûter d’anniversaire. Le Wu Tang Clan s’impose (par son esthétique aussi, ses références, ses lyrics, son attitude) comme un groupe noir, bien sûr, mais lugubre, violent et ultraréaliste. « Le son de la vraie rue » écriront certains…. Oui, mais quelle rue ? La Saga télévisée en donne une idée qui ne doit pas être si éloignée de la vérité : ces types ont vécu et vivent encore l’enfer au moment où l’industrie qui décide de capitaliser sur le hip-hop comme nouveau genre dominant choisit d’en faire des rois.

C’est oublier qu’un an avant à peine, l’organisateur du projet le plus ténébreux de l’histoire du rap avait sorti un single de lover à la pochette laide à tomber, assorti d’un clip sirupeux à souhait : OOh I Love You Rakeem, et figurait chez Tommy Boy Records, comme l’un des plus gentils wannabe du néo business. En guise de chanson mal-aimée, le premier morceau du Prince Rakeem, son surnom d’alors, se pose là : pochette immonde, texte digne d’un Francky Vincent des quartiers, imagerie douteuse et totalement désuète, posé sur une production désastreuse et sans cachet. Le single coche, plus de trente ans après, toutes les mauvaises cases qui en font une casserole idéale pour un passage chez Arthur ou les bêtisiers de fin d’année. C’est comme si Robert Smith avait signé le Petit Bonhomme en mousse avant Three Imaginary Boys, l’un de ces machins presque insensés que l’histoire officielle tiendrait à oublier.

La saga télévisée prend de fait le temps de montrer à quel point ce morceau ne correspond pas à son auteur. La réalité est un peu plus ambiguë, puisque le titre original repose, dans une tradition soul un peu plus légitime, sur un sample que le label n’a pas sécurisé et qui donnera lieu à une destruction des singles originaux et une refonte complète de la production du morceau.

Sex non stop et musiques noires 

La production originale de Ooh I Love You Rakeem a une autre tenue que celle qui est popularisée et relancée (en vain) par le tournage d’un clip chantilly où l’on demande à Rakeem de se travestir (en costume) et de porter un chapeau haut-de-forme. Le sample principal est tiré du morceau Free de la chanteuse soul Deniece Williams, sur son album classique de chez Columbia en 1976. La chanson sera même reprise plus tard par les Pale Fountains. L’emprunt original marque la culture du RZA (même si la série tend à laisser penser qu’il choisit le disque par hasard) et propulse ce très mauvais morceau dans un ailleurs qui a au moins le mérite de situer le single dans une forme d’histoire un peu cohérente. On ne va pas vanter le texte qui évoque assez simplement l’histoire d’un jeune gars assailli par les femmes et qui assure au pieu, mais le flow du RZA, sur cette version originale, est légèrement plus tranchant que ceux qui se sont essayés dans ce registre :

Rakeem: I got too many ladies, I got to learn to say no
Woman: Ohh, We Love You Rakeem
Rakeem: I got too many ladies, yo, I got to learn to say no
Woman: Ohh, We Love You Rakeem, Ohh Rakeem

Time is moving slow, life is a drag
This money to make ya, more girls to bag
Fully aware, so I step upon the square
Lookin for what? The cooty and the chair
Flex and I flex on the opposite sex
Hit ’em off quick and step to the next
It seems I’m a fiend for a sex routine
Love to hear them scream

Son entame notamment « I Got too many ladies, I got to learn to say no » n’a rien de drôle et exprime presque, dans l’intonation, une menace qui ferait passer son serial lover pour un serial killer. Il y a un dédain dans la voix, un tranchant qui sortent l’interprétation du registre cheesy dans lequel la production du titre définitif le noiera sans appel. On ne peut pas s’empêcher, sans aller taper chez James Brown, d’aller chercher une connexion du côté des délires sexuels princiers d’un Do It All Night ou pour le plaisir du Shaft d’Isaac Hayes. Le Dirty Mind de Prince date de 1980, la black sexploitation de Hayes de 1971. Il y a entre les deux plusieurs décennies et des milliers de morceaux à caractère vaguement sexuel et amusé qui caractérisent les musiques noires.

Ne pourrait-on pas réévaluer OOH I Love You Rakeem en le rattachant à cette tradition ? Sans aucun doute oui. Il y a un peu d’autodérision dans l’interprétation du jeune RZA, un peu de distance, mais pas tant que ça. Le clip le représente souriant mais visiblement mal à l’aise ou à contre-emploi. Pour dire la chose : c’est la honte ! L’accoutrement est ridicule (trop de couleurs), les poses sont grotesques et l’ensemble évolue si loin de ce que l’artiste produira par la suite que sauf à le considérer comme un objet des studios, le single est indéfendable. On peut se consoler avec le recul en admirant les jeunes filles modernes et plutôt jolies du clip ainsi que l’effort dans la reconstitution de décors « réalistes ». L’esthétique est finalement assez années 80… Mais dix ans plus tard.

Le disque fait écho à d’autres incursions sexy ou plus légères de rappeurs dans le monde sirupeux et cheesy de la pop amoureuse. On pense évidemment à Lovage, le projet lounge de Dan The Automator mais on aurait pu citer aussi quelques projets du Prince Paul, marqué par le son de son 3 Ft High N Rising, que RZA rejoindra, quelques années plus tard, pour inventer le strict opposé de son Rakeem initial, l’horrorcore d’un Gravediggaz mais c’est une autre histoire. Savoir que le même gars a pu signer l’un et l’autre produit quand même une sensation étrange.

Univers alternatif 

Le raté que constitue Ooh I Love You Rakeem amènera RZA (le single revampé se vend mal) à être éjecté de chez Tommy Boy qui, à l’époque, ne concevait pas les artistes solo hip-hop comme susceptibles de produire aussi leurs morceaux et se défiait encore des groupes. On voit dans la série (ce qui aurait été amusant) que le label propose d’abord à RZA de faire son album sur des productions… de Prince Paul. L’histoire aurait été toute autre et il est possible, alors, que le Wu Tang Clan n’ait jamais existé et qu’au lieu d’avoir un album street aussi radical que 36 Chambers on se soit retrouvé avec une version à peine plus sombre de De la Soul avec un RZA en mode daisy age. Les implications d’une telle dérivation de l’histoire auraient pu être immenses… ou pas. Les plus attentifs savent pourtant qu’on peut trouver dans la discographie du Wu Tang Clan quelques pépites qui penchent plus du côté de Prince Rakeem que des musiques hardcore. C’est le cas de ce magnifique After The Laughter Comes Tears qu’on considère comme l’une des plus belles productions du groupe et dont les crédits de production sont attribués (en toute transparence) à l’alias maudit Prince Rakeem.

De cet épisode, on retiendra plusieurs vérités pour demain :

  1. Il y a des reconversions réussies, des chanteurs qui ont raté leurs débuts, démarré par un single infamant et qui s’en sont sortis par la suite. RZA, Bernard Tapie et Scott Walker ont des points communs.
  2. Ombre et lumière ne sont pas si opposés que ça. C’est l’une des leçons tirées de l’enseignement du Wu. La lumière est partout. L’ombre aussi. On a beau vanter à longueur de chroniques les chansons déprimantes et les dépressives, on peut trouver son bonheur assez souvent dans plus de légèreté et de dérision.
  3. C’est quand même bien que le RZA soit devenu ce qu’il est et qu’il ait décidé d’enterrer vivant Prince Rakeem dans les productions du Wu Tang et de Gravediggaz, parce que l’horrorcore c’est quand même quelque chose.
  4. On aurait quand même aimé écouter le disque de Prince Rakeem produit par Prince Paul en 1992. On le range dans la liste de 10 albums fameux qui n’existent pas (de tous les temps).

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