Le groupe grec Chickn fait partie des rares groupes qui ne se contentent pas de faire de la pop pour la pop et s’amusent d’album en album à en repousser les limites et à en explorer les 1001 facettes. Leur précédent disque, Wowsers, ne ressemblait à rien de connu, si bien qu’on n’y a pas compris grand-chose. La musique de Chickn est à la fois psychédélique, relâchée et outrageusement luxuriante, si bien qu’on ne sait jamais vraiment à quoi s’en tenir. Cela part dans tous les sens et on a parfois l’impression d’être immergé dans une cocotte- minute lancée à pleine vitesse dans la préparation d’un bortsch végétarien. Leur troisième album, Bel Esprit, ne fait pas exception mais trouve un point d’équilibre tout à fait satisfaisant entre le grand n’importe quoi et l’efficacité mélodique.
Cela démarre en beauté et avec style par un morceau éponyme théâtral et programmatique qui tient lieu de scène d’exposition. « It’s gonna be alright », nous rassure le chanteur et il n’a pas tort. L’ambiance est au jazz mouvant des années 50. Entre les cris animaliers (mouettes et singes) et de faux cuivres, on croit entendre des réminiscences des Talking Heads, dont le fantôme élégant et apprêté nous guettera tout du long. Le morceau est un peu long mais l’enchaînement avec le magistral Sweet Geneva est impeccable. En moins de trois minutes, le groupe emballe une pièce remarquable, psychédélique et pétillante, qui fait penser à du Animal Collective pour adultes. C’est à la fois dansant, un brin rétro et assez rock pour convaincre ceux qui n’aiment pas que la joie s’exprime de manière trop visible. Le single qui suit, Infrared Panda Club, fait penser à un morceau de Go Kart Mozart. La mélodie est imparable et le refrain suffisamment putassier pour qu’on le reprenne en chœur dès la deuxième écoute. L’ensemble marine dans une impression de second degré permanente qui facilite et limite l’immersion à la fois.
Chickn retrouve l’esprit des sixties et du lounge sur le splendide Candle Fly, chanson soul qui nous ferait presque apprécier l’usage de l’autotune. Il faut du culot pour manier ainsi cet instrument de torture et faire ainsi dérailler l’une des plus belles balades du disque. Ces Grecs n’ont décidément aucun respect ! Candle Fly n’en reste pas moins la chanson la plus cool de Lionel Richie depuis une éternité. Chickn a une telle maîtrise des codes de composition pop que ses écarts sont souvent contrôlés à merveille. Evening Primrose et She’ll Be Apples sont à cet égard assez classiques et agréables à l’oreille. Le groupe glisse vers des sonorités plus années 80 et entre dans l’âge du rock FM, de la pop syncopée et colorée des B52’s. L’impression laissée par Moon Underwater est étrange et pas forcément notre meilleure expérience d’écoute. On a parfois le sentiment que le groupe se perd lui-même dans ses références et ne sait pas ce qu’il veut exprimer. Chickn se noie dans sa propre virtuosité comme si à force de voyager dans le temps (on pense à Bowie aussi), on ne savait plus où on habitait. Die To Make A Living sauve la mise en lançant une charge de cavalerie instrumentale fougueuse et passionnante. Les guitares vrombissent façon Led Zeppelin et cela suffit à rattraper le coup pour permettre au chant d’imposer la meilleure séquence du disque. L’album se referme sur un dernier pied de nez avec Chickn Tribe, un truc world chanté en espagnol et qui semble totalement hors de propos.
Chickn fait preuve d’une telle liberté dans ses orientations musicales qu’on en reste trop souvent baba ou interloqué. Le groupe est surdoué, audacieux et la plupart du temps bien inspiré mais s’éparpille et renvoie tout sauf un sentiment de cohésion et d’homogénéité. On peut se satisfaire de cette dispersion et y trouver de quoi nourrir notre curiosité et notre soif de diversité mais aussi préférer, dans la durée, une pop plus académique avec un début, une fin et une intention une seule. Il arrive qu’on ne se sente pas suffisamment outillé pour comprendre l’expression de ce Bel Esprit, ce qui est bien dommage tant il y a ici de talent et d’idées.