Cindy Lee / Diamond Jubilee
[Superior Viaduc]

9.9 Note de l'auteur
9.9

Cindy Lee - Diamond JubileeIl arrive parfois que des disques nous coupent le sifflet, qu’on se dise, après trois, quatre, dix écoutes, que dire pourquoi tel ou tel truc est bien ou sublime, ou touchant, n’a absolument aucune utilité. Il arrive qu’on se dise qu’il suffit d’écouter, qu’il suffit de se balader de plage en plage pour savoir qu’on tient quelque chose d’infiniment précieux et d’exceptionnel. Cela arrive.

Le Diamond Jubilee de l’artiste canadien Cindy Lee fait partie de ces disques qu’idéalement il vaudrait mieux écouter que commenter. « Laisser le charme agir » comme dit la publicité. Cela relève de l’évidence. Donner quelques informations factuelles et en rester là. Cindy Lee est un projet qui existe depuis assez longtemps et qui est l’oeuvre d’un Canadien nommé Patrick Flegel. Pour interpréter Cindy Lee (le groupe, le personnage, la chanteuse), Flegel se travestit en femme. Cindy Lee utilise comme pronoms they/them tandis que Patrick Flegel se définit comme un il/him. On se doute bien qu’en écrivant ce genre de trucs, on aura donné l’impression de définir « par nature » ce que vous trouverez sur Diamond Jubilee, sauf que non. Le disque est composé de 32 morceaux, qui regroupent le travail de plusieurs années, et est la collection de chansons la plus formidablement lo-fi, expérimentale, moderne que vous écouterez cette année. Il y a de la pop lo-fi façon Jackson Scott, qui vous voulez, Daniel Johnson, minimaliste et fragile comme l’air. Il y a des foutus hymnes glam à la T-Rex comme, disons, Glitz, une tuerie qui fait revivre Marc Bolan et ses frisettes ou le beau Jobriath. Il y a du blues hawaïen (Baby Blue) de film noir, de la pop spectrale californienne et zombie (Dreams of You), le tout passé à la moulinette Do It Yourself du bidouilleur de génie.

Cindy Lee nous renvoie aux bidouilles des premiers Velvet, à cette alchimie insensée par laquelle la rue rencontrait la poésie des vies alternatives et des cœurs fracassées. Cindy Lee chante tantôt avec une voix de femme, tantôt avec une voix d’homme. C’est un crooner cowboy sur Dallas, un instrumentiste échappé du magicien d’Oz sur quelques chansons merveilleuses, un fêtard essoré sur le mélancolique Wild One. Le disque est foutraque et fantastique. Il prolifère, se déploie comme on le ferait depuis un paysage désolé de voies ferrées, de backrooms désertées et de discothèques abandonnées. On pense à la spectrologie de Mark Fisher, aux époques qui s’entrechoquent, aux mélodrames, à l’universalité du grand écart des musiques indiennes. Sur Government Cheque, il y a une mélodie parasite qui jaillit en plein milieu et qui rapppelle le Pull Marine d’Adjani. Cette impression de saisissement nous saisit à d’autres reprises (l’énigmatique Deepest Blue), comme s’il y avait des greffons partout, des apparitions de musique venues d’ailleurs, comme si Diamond Jubilee était branché sur une station radio perdue, émettant depuis un passé enfoui. La sensation est fascinante. On pense à ce que proposait Stephen Jones sur son Black Reindeer. La sensation est similaire mais ici plus ample, plus ambitieuse, plus étrange. On frémit sur To Heal This Wounded Heart. On pleure sur Dont Tell Me I Am Wrong, d’une fragilité insensée. Lynch n’est pas loin. La brigade des fantômes. Le crépuscule des idoles. Ce chant n’est d’aucune époque. La production est forcément clandestine et souterraine.

On a vraiment la sensation de raconter à peu près n’importe quoi pour ne même pas approcher le sentiment d’immersion et de fragilité virale que donne la fréquentation de ce disque. Est-ce du jazz ? Est-ce de la pop ? Est-ce le son d’un pur souvenir qu’on aurait repris d’une nuit passée à danser et à pleurer en grande tenue ? On pense aux échos du Last Night In Soho d’Edgar Wright, à ces aller-retour entre le réel et la fiction. Ce disque est un rêve, le rêve d’une époque qui disparaît. Le genre de disque qu’on mettait dans les capsules temporelles planquées sous les écoles ou au coeur des fusées interstellaires pour que les extra-terrestres et nos descendants sachent qui on pensait être. Diamond Jubilee a cette force là, cette puissance là. Il fait partie de ces « pas grand chose » qui contiennent tout un monde, tout une expérience humaine.

Il peut y avoir « plusieurs disques de l’année » dans une année. Celui-ci en est un.

Tracklist
01. Diamond Jubilee
02. Glitz
03. Baby Blue
04. Dreams of You
05. All I Want Is You
06. Dallas
07. Olive Drab
08. Always Dreaming
09. Wild One
10. Flesh and Blood
11. Le Machiniste Fantome
12. Kingdom Come
13. Demon Bitch
14. I Have My Doubts
15. Til’ Polarity’s End
16. Realistik Heaven
17. Stone Faces
18. GAYBLEVISION
19. Dracula
20. Lockstepp
21. Government Cheque
22. Deepest Blue
23. To Heal This Wounded Heart
24. Golden Microphone
25. If You Hear Me Crying
26. Darling of The Diskotheqe
27. Dont Tell Me I Am Wrong
28. What’s It’s Going To Take
29. Wild Rose
30. Durham City Limit
31. Crime of Passion
32. 24/7 Heaven
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