La génération des milléniaux commence à prendre de l’âge : la vingtaine s’estompe, la trentaine s’annonce… et les vertiges existentiels affleurent. Menni Jab et Pi-Well arrivent avec leur flot de souvenirs dans les poches, pour balancer des rimes enjoués aux plus jeunes nés à la mauvaise époque. Et ainsi démontrer par A + B à une génération Insta’ arrogante à quel point elle a raté une décennie bénie. Spoiler alert : la battle est gagnée d’avance. Dur d’avoir loupé le coche. Doublement plus, pour ceux ayant connu l’âge d’or.
Le péril jeune
Menni Jab et Pi-Well font partis de ces rappeurs issus des grandes écoles : ceux suffisamment lucides pour voir que le monde adulte dans lequel ils ont atteri est encore plus merdique (qu’avant hier), mais que celui de l’enfance d’aujourd’hui l’est devenu tout autant. Coincer dans un entre-deux, il ne reste plus qu’à se replonger dans le cocon chaud d’une époque révolue, qui avait la simplicité pour horizon. Les pieds dans l’âge adulte, la tête dans l’enfance, le tandem choisit d’étirer l’adulescence. Dans un exercice pédagogique, les deux rappeurs alignent à gogo les références structurant les cool kids de cette décennie : Tamagotchi, Motorola et… techtonik ! Bon, le changement n’a pas que du mauvais, hein? Leur titre 93 est un concentré name-droppé, avec ce phrasé vintage, aux phrases longues et lyrics riches, au débit rapide slamé sur des mélodies accrochantes, typiques du rap de ces années-là, des X-Men à Oxmo Puccino. L’accent de banlieue en moins, celui de la cité des Ducs en plus ; la rage sociale soustraite, le désenchantement ajouté ; la haine défalquée, l’amour augmenté. C’est la célébration de toute une génération!
Des traces d’américanité dans leur rap? Que nenni pour Menni et ∏, on est dans du rap labellisé du terroir. Il est fascinant de constater à quel point le rap intello et provincial est un laboratoire du réel, une critique à l’os de l’époque par les jeunes même qui la traversent : le nihilisme des soirées de fêtards, le spleen du temps qui passe, le vague-à-l’âme des journées de flemmards et des lendemains douteux… Beaucoup plus noir que le rap grand public du 93 s’affirmant street cred’, il fait poindre de vrais bourgeons, des dAMEbLANCHE d’aujourd’hui aux Casseurs Flowters d’hier.
Le rap réac’, ce rap « rap-cred' »
Une vision respectueuse des aïeux, mais toujours avec une once de novation. Voilà comment décrire ce rap émergeant : du changement dans la continuité! Force de constater que le « rap blanc » – ou « rap iencli » pour reprendre l’expression dédaigneuse des PNL, teintée d’une crainte de perdre des parts de rap game – est beaucoup plus fidèle au rap français d’il y a 25 ans (sans pour autant tomber dans le fac-similé) que du rap dit street cred‘ mais, en vérité, non-rap cred’, ayant viré à la soupe zumbesque – pour reprendre l’expression dédaigneuse de Rohff, mais, elle, véridique. Pour le meilleur donc… mais surtout pour le pire.
Mais repassons du département à cette année-là. 93 est un petit bréviaire illustrée de pop culture, celle s’étalant de la fin des années 90 au début des années 2000. Une époque de la joie, à l’odeur des cartouches Nintendo chauffées à blanc et au goût de boules de mammouth. Les images d’archives se mélangent pêle-mêle avec des extraits d’eux tout gosses et un élégant tournage dans une école désaffectée, passant progressivement d’un format 4/3… à un ambitieux 16/9. Les garçons ne sont pas résignés, ils sont à même de laisser une trace : « Dans 30 ans on sera encore là! ». L’esprit de gagne sonne présent, et on ne peut que communier avec leur enthousiasme.
Le titre annonçant l’EP a un son légèrement funky, qui fait de l’œil au Je danse le Mia de IAM, qui, déjà, se souvenait avec tendresse de l’époque où on arrivait en Renault 12 à la discothèque pour entendre le disk-jokey balançer les vynils de Shalamar. Autre époque, autres mœurs. Tout comme les légendes de Marseille, le duo pose un regard doux et joyeux sur leurs souvenirs, sans céder à l’envie d’avant. Ils repensent à l’époque à laquelle IAM passait sur les ondes et repensaient eux-même à leur prope époque. Effet poupée russe garanti! Les deux ne cachent pas leurs influences, ils les revendiquent haut et fort : « Car on s’est sentis bercés par les débuts du hip-hop! ». Entre les écoles IAM et NTM, le choix est fait, même si la verve de Kool Shen et les instrus à boucle du groupe semblent avoir jalonné l’éducation musicale des deux rappeurs.
Rapides et mélodieux
On est tous le vieux con de quelqu’un, comme disait l’autre. Les accords de piano en boucle de l’instrumentale de Menni Jab sont excellents ; les accords de guitares à la fin, entêtants de mélancolie apaisée.
Quant à Pi-Well et son élocution piquante, il est au barycentre d’un Kool Shen sous speed, d’un wanna-be Eminem et d’un Tunisiano à cran (mais délesté d’agressivité). Sa diction atone mitraille et se complète bien avec celle plus fédératrice de Menni. On sourira de quelques maladresses (« J’avoue j’connais dans l’ordre tous les premiers Pokemon!« ), mais il nous replonge dans une époque douce, celle où l’on sonnait encore aux portes des copains sans savoir s’ils étaient là, celle où l’on attendait religieusement la diffusion d’un animé qui pouvait ne jamais passer. Ils nous parlent d’une décennie que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : une période où l’on jouait à la console, ensemble, dans une même pièce. Ils savent d’où ils parlent. C’est une éloge au charme du non-immédiat et à l’imperfection délicieuse, où on guettait la réponse d’une petite amie sur MSN. Bref, à une époque encore sans réseau, mais où les rapports sociaux étaient… simplement plus humains.
C’est amusant de constater que des jeunes puissent se penser « jeunes vieux ». C’est l’apanage de notre époque de névrosés, où tout est magma d’images et volatilité d’humeurs. Les paroles de 93 ont une certaine saveur, mais aussi les petits défauts du rap malin. On reconnait les bons élèves voulant rendre une copie propre. Ultra-référencé, comme beaucoup des premiers jets de rappeurs en herbe, 93 n’est peut-être pas leur meilleur titre comparé aux productions éparses produites avec le collectif Le Passage ou en solo, à un âge auquel ils écumaient encore les dortoirs étudiants. Et d’une certaine manière, cela augure du meilleur! On retrouve encore quelques scories marrantes de cette nouvelle école du rap, tout en bruitages de scratch et de pièces samplés de Mario. Le video-jokey aurait également pu ne pas tomber dans l’enfilage d’archives, d’autant plus qu’ils avaient amplement la matière suffisante pour faire un clip sans. Mais on passera au-dessus. C’est le bénéfice de la jeunesse, car oui : 27 piges, c’est être aux portes de la vie!
Les deux ingénieurs slash rappeurs saisissent bien – et sans avoir à les nommer – les vicissitudes de leur époque. On devine que dans leur prochain EP en 6 titres, Fusion, chaque jeune adulte un tantinet passionné se reconnaîtra dans cet écartèlement entre l’envie d’embrasser le feu de la passion et celle de rentrer dans les clous d’une société morne. Cette sensation de rongement entre aspirations passionnelle et professionnelle (qui n’est pas particulièrement audible dans 93 mais qui l’est dans leurs précédents EP, que nous vous invitons à découvrir ici-même), d’avoir le cul entre une envie et un devoir, troublera plus d’un cerveau. On leur conseillera donc la fuite dès que l’opportunité s’offrira à eux. Car contrairement aux tableaux d’école, la règle d’additivité ne prévaux pas dans la musique. Le mariage entre les instrumentales mélodieuses de Menni Jab et la prosodie exponentielle de Pi-Well semble promettre une Fusion attachante et harmonieuse. Les souvenirs riment avec Dragon Ball pour les Bigflo & Oli de Polytechnique, et tout semble leur présager un succès super saiyan dans les années à venir.