Comment aimer Téléphone à l’Insus de son plein gré : la biographie référence

Téléphone en 1977Qu’est-ce qui fait qu’on n’aime pas plus Téléphone quand on aime le rock indépendant ? La réponse est finalement assez simple. Ceux qui sont nés avec le rock et la pop anglaise ont toujours eu du mal à reconnaître l’importance du groupe emmené par Jean-Louis Aubert et Louis Bertignac parce qu’il n’amenait rien de plus que ce qu’ils pouvaient trouver sous une forme plus cool et plus innovante Outre-Manche ou Atlantique. Téléphone n’aurait rien inventé et se serait contenté de reprendre une formule empruntée aux Rolling Stones, aux Clash et à quelques autres. Pire, ce groupe, pourtant emblème d’une renaissance du rock à la française au début des années 80, ne serait rien d’autre qu’une preuve ultime de notre infériorité culturelle et génétique dans un domaine où l’anglais est roi. Les Téléphone seraient-ils  les Johnny Hallyday de leur génération ?

L’intérêt de la splendide biographie signée Daniel Ichbiah qui ressort ces temps-ci et qui s’intitule sobrement Téléphone-biographie (aux éditions Maison E) est bien de rendre à César ce qui est à César et de prêcher, en terre convaincue, pour une réévaluation (au moins socio-culturelle) du phénomène Téléphone. On a beau être (assez) étranger à la musique du groupe, répartie de son vivant entre 1977 et 1984 sur cinq albums studio, un live (terminal en 1986) et une compilation (1984), l’aventure du groupe Téléphone, telle qu’elle est racontée par leur biographe, nous réconcilie à jamais avec l’itinéraire de ce groupe phare et s’énonce comme une odyssée passionnante et sans réel équivalent dans l’Hexagone. Alors, bien sûr, on pourra ironiser, comme on le faisait jadis, sur les origines sociales favorisées d’une bonne partie du groupe (toute relative, en définitive) et sur la naissance du quatuor au cœur d’un XVIème qui vit, à retardement, l’aspiration communautaire et rock n’roll soulevée par mai 68. Ces critiques ne pèsent pas bien lourd par rapport au souffle épique et à l’enivrante passion musicale qui parcourent cette anthologie biographique. Le livre d’Ichbiah, qui ressort après quasiment dix ans dans une version augmentée et mise à jour en septembre 2015 (il intègre donc le futur parcours des Insus), est écrit avec un soin particulier, précis, ultradocumenté (et favorisé par le groupe lui-même et son entourage), qui a la particularité de nousfaire vivre tous les événements de la carrière de Téléphone depuis l’intérieur.

Téléphone, canal historique

Les amoureux de biographies rock y trouveront plus que leur compte tant l’aventure Téléphone est archétypale de ce qu’on a lu mille fois avec toujours un plaisir renouvelé chez d’autres groupes qu’on tenait pour plus valeureux ou intéressants. La passion des débuts est particulièrement stimulante. L’amour de la guitare célèbre la naissance de la curieuse alliance entre Aubert et Bertignac. Les deux tombent dans la musique comme on tombe en religion autour de la musique des Rolling Stones et des Who. Ils sont guitaristes solo et dédient toute leur énergie à l’instrument. Très tôt, ils annoncent courageusement la couleur à leurs parents qui, finalement, accompagneront le mouvement avec une relative bienveillance : ce sera ça ou rien. Les deux font lycée commun. Ils voyagent en bande ou séparés et se fracassent sur leur rêve américain (à 17 ans puis avec le groupe). Leur entourage leur promet un affrontement (ce sont les meilleurs guitaristes du XVIème arrondissement) mais la magie opère et au lieu de devenir rivaux, ils tombent instantanément (et musicalement) amoureux l’un de l’autre. La vocation de Corine Marienneau (à la basse) est plus tardive. La jeune femme est au cœur d’une communauté post-hippie qui anime le quartier et vit avec quelques amis au sein d’un hôtel particulier loué à bas prix qui devient une sorte de Palais des 1001 nuits. La jeunesse dorée fait les 400 coups et ramasse tout ce qui passe : peinture, musique, c’est la grande aventure à portée de dorure. Petite amie pour quelques années de Bertignac (avant de frayer l’espace de six mois avec Aubert, qui demande l’autorisation à son compère), Corine Marienneau devient la part féminine d’un quatuor qui vit son aventure rock n’roll à cent à l’heure. L’un des atouts du livre est de donner une vision réaliste de ce qu’est la position d’une femme au cœur d’une machine machiste et virile à l’extrême. Corine voit passer les excès de substance, les combats de coq et les femmes depuis une position étrange, comme si, bien que membre à part entière du groupe, elle n’y était jamais entrée. Fragile, elle ne terminera pas le premier concert historique du groupe et s’effondrera en coulisses pendant que les autres jouent le rappel. Ce point de vue féminin s’exprime paradoxalement dans les derniers jours du groupe, où ses aspirations l’amènent à prendre du champ. Ce sera elle qui, en s’engueulant avec Aubert, précipitera la non-reformation du groupe qui semblait convenue au début des années 2000. Rebelle, intransigeante, et foncièrement idéaliste, Corine est le personnage qui apparaît comme le plus complexe du groupe dont la chute sera (là encore classiquement) causée tant par un embrouillamini-prétexte sur les droits d’auteurs venu du fond des âges que par le clash des egos d’Aubert et Bertignac. Complexe, ce n’est évidemment pas ce qu’on dira du quatrième larron Richard Kolinka, formidable figure du batteur (peu subtil d’abord puis à la puissance dévastatrice) loyal, fidèle et prêt à suivre ses amis jusqu’à la mort. La figure de Kolinka naît dans la division. Sa présence dans le groupe (ce qu’on ignorait) fait l’objet d’un débat entre Bertignac qui ne l’aime pas et Aubert enamouré. Le second l’emportera, tandis que Bertignac place Corine à ses côtés pour respecter un équilibre des forces qui emmènera le groupe au firmament. Le reste est pur comme un roulement de tambour. Kolinka est le chevalier noir, l’ange qui martèle et qui propulse le groupe dans un ailleurs d’énergie et de fureur.

Daniel Ichbiah excelle à nous faire revenir ce Téléphone vigoureux des premiers temps et passe de longs chapitres à décrire la genèse musicale du groupe. L’émergence de Téléphone se fait autour de 1976, tandis que les dinosaures (Beatles et Stones) se font déborder sur leur gauche par de nouvelles forces. C’est probablement l’une des choses qui fait qu’on peut toujours penser que la France a un train de retard. Tandis que pointent outre-Manche le punk puis la new wave, Téléphone naît d’un amour déjà dépassé par l’époque pour les Who et les Stones, les vieux titres rock n’roll et les guitares, ce qui ne les empêchera pas d’incorporer assez vite cette frénésie et cette énergie punk qui en feront le groupe de rock le plus puissant et dévastateur de l’histoire du rock français. Le reste appartient à l’histoire : concert au Centre Américain de Paris (sic) puis lame de fond populaire qui fait monter la sauce, bouche à oreille typique de l’émergence du rock indépendant, aboutissant à un remplacement (sauvage, suite à la défection de Blondie) en première partie de Television, pour un premier Olympia un an après leur formation, où ils volent la vedette aux Américains. La machine est lancée. Téléphone est poussé par un formidable mouvement de libération sonore et ne refuse aucun engagement. Ils écument les MJC, les soirées dansantes et semblent étonnés eux-mêmes par l’alchimie qui les lie. Le mécanisme est si fort qu’il se reproduira à chaque fois qu’ils se croiseront par la suite, comme si ce qui présidait à la destinée de ces quatuors relevait du surnaturel. On a beau ne pas s’endormir chaque soir en écoutant Crache ton Venin ou Au Cœur de la Nuit, cette histoire est la plus belle et la plus emballante qu’on a lue sur le rock français depuis un bail.

Le Téléphone sonne toujours deux fois

Les anecdotes rapportées par Daniel Ichbiah sont splendides. Bertignac susurre des lignes de basse à l’oreille de Ronnie Wood qui n’en peut plus, dans des studios franciliens, tandis que les jeunes et leurs idoles enregistrent côte à côte. Mick Jagger se prosterne à leur pied pour qu’ils ouvrent pour eux en France, avant de miner leur concert en sabordant leur sono. Les producteurs se succèdent, les enregistrements de prestige. Téléphone traverse la Giscardie puis bientôt la Mitterrandie comme dans un conte de fée. Aubert et Bertignac se partagent l’écriture des morceaux. Aubert amène les textes et les chansons. Bertignac en fait ce qu’elles sont. Il change l’argent en or, produit, étoffe, transcende. L’équilibre des pouvoirs est instable. Il y a de grands moments. C’est la vie rock n’roll. Téléphone est à l’échelle française ce qu’on aura fait de mieux. Tout le monde boit et fait la fête. Aubert garde les pieds sur terre. Certains tombent amoureux. Le groupe franchit une taille critique mais n’en perdra jamais pour autant le sens de son engagement initial, même gros, même mort. A cet égard, avec ces cinq albums, ses quasi dix ans d’activité et sa séparation, Téléphone pourra se targuer d’un parcours intègre, impeccable et presque parfait. On en ferait presque les Pixies français, s’il n’y avait bien sûr cette différence qui saute aux oreilles : les disques ne s’imposeront jamais comme nos disques référence. L’histoire ne repasse pas les plats et ce qui est fait est fait. Il y aura pour les vingt années qui suivent ceux qui aiment le rock anglais et ceux qui écoutent en français, parmi les gens bien.

Il y a un infinie beauté qui se dégage de ce portrait de jeunes gens en rockeurs, une espérance immuable et des allures de conte de fées, qui fait, qu’après l’avoir lu, on n’entend plus la musique du groupe de la même oreille. Alors qu’on doutait, on se prend à réévaluer toute la discographie au regard des événements qui la soutiennent : c’est un formidable cours d’histoire, le rock n’roll pour les Nuls et les Amoureux. Ichbiah raconte comment tout se désagrège, ce qui fait qu’on ne s’entend plus. Il suit alors les quatre membres dont les années qui suivent. Aubert et Bertignac qui reviennent au point d’arrivée après être repassés par la case départ (la chute). Kolinka qui suit le chanteur, selon la bonne vieille règle et Marienneau qui prend le large puis tente d’y revenir. Téléphone – Biographie est un livre qu’il faut lire pour se convaincre que l’Histoire du rock s’est aussi écrite en français. Ceux qui connaissent les parcours des Béruriers Noirs, de Boucherie Prod, de Bashung et les itinéraires des uns et des autres savent qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre un parcours en terre anglaise ou américaine et un parcours en terre française. Cela vaut d’être rappelé mais l’excitation est la même. C’est ce que rappelle ce livre incroyable, cette odyssée unique. La biographie invite à réécouter les disques de Téléphone pour y entendre enfin ce qu’ils avaient de chouette plutôt que pour en moquer les défauts et les comparer aux autres. Le pouvoir du rock n’roll ne peut pas exister dans la comparaison. L’électricité n’existe que dans l’instant. On peut la capturer, la mettre en boîte et la trimballer sur des millions de kilomètres, elle n’est jamais aussi vive et pétillante que lorsqu’elle sort de l’ampli. Téléphone aura été une force brute et primaire entre sa naissance et sa mort. Sa force, instrumentale, ses paroles auront à leur manière contribué à la seconde libération d’une jeunesse qui avait grandi sous Pompidou et Giscard et à qui on avait volé les espoirs de 68. D’une façon ou d’une autre, Téléphone aura mis en musique cette aspiration à un Autre Monde qui secoua le pays au début des années 80. Cet espoir allait faire long feu mais cela on ne savait pas.

On peut écouter Téléphone, pour ressentir l’ivresse d’un vieux parfum et l’urgence des instants passés. On peut aller voir les Insus dans les prochaines semaines comme on assiste à la reformation de nos vieux groupes préférés. Ils le feront pour de vrai. On peut essayer d’y croire, sans vendre son âme au diable ou céder au mauvais goût. Il y a plus d’histoire du rock chez ces types là, plus de sincérité et d’engagement que dans bien des blockbusters anglo-saxons. Il faut que ça se sache : on peut aimer Téléphone, pour sa musique ou 1001 autres bonnes raisons.

Accessoirement, lire la bio de Daniel Ichbiah est un truc qu’on peut faire.

Le site de Daniel Ichbiah, auteur de la biographe référence de Téléphone, rééditée en décembre 2015
Le site de Jean-Louis Aubert
Le site de Louis Bertignac
Le site des Insus (avec les dates de tournée 2016)
La biographie de Daniel Ichbiah

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
Tom Holkenborg / Godzilla vs Kong Original Soundtrack
[Water Tower Music]
Épique : s’il n’ y a qu’un adjectif à utiliser pour décrire...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *