Entre copains, on aime bien parfois se tirer la bourre. Qui aura la plus belle bagnole, le plus beau pavillon, les plus beaux enfants, le boulot qui paie le mieux, les plus belles vacances, les meilleures stat’ Strava. Bref, on se challenge pour le meilleur ou pour le pire, on créé de l’émulation pour se dépasser, on se file des coups de main et on apprécie de temps passé ensemble. Sauf qu’ici, quelque part dans l’est parisien et ce depuis quelques années maintenant, entre copains, il est avant tout question de musique. Si Crafted Achievement est le second (mini) album d’EggS que sortent le parisien Howlin’ Banana et l’anglais Prefect records, il s’inscrit surtout dans un continuum temporel qui voit toute cette petite bande occuper l’espace depuis quelques années, pour les plus récents du très bon second album de Special Friend Wait Until The Flames Come Rushing In au superbe Principia d’En Attendant Ana sortis l’an passé jusqu’aux excellents Dog Park que nous n’aurons eu de cesse de saluer ici tout au long de cette année 2024 qui se clôture donc en beauté. Il y a quelques temps, on aurait probablement qualifié EggS de « supergroupe » et si c’est effectivement la forme qu’il semble prendre avec la présence d’Erica Ashelson (Special Friend, Dog Park) mais aussi de Margaux Bouchaudon et Camille Fréchou (En Attendant Ana), la réalité est somme toute un peu différente. Comme un cercle qui s’élargit au fil des rencontres, d’amies en amis, EggS toujours quelque peu à géométrie variable compte à présent de 8 à 10 membres crédités à l’enregistrement d’un album qui n’a pour seul défaut que sa longueur digne d’un gros EP.
Car plus encore que son ainé de deux ans, le déjà très scintillant A Glitter Year sorti en 2022, Crafted Achievement, malgré sa longueur, est un condensé de rock lumineux, dynamique et chatoyant. En s’éloignant du modèle néo-zélandais qui prévalait sur le premier album, la tribu menée par le chanteur et guitariste Charles Daneau laisse entrevoir l’étendue d’influences qui les guident cette fois plus vers le format (encore plus) court d’un rock teinté de pop, ce qui lui confère une immédiateté mélodique à la façon des miniatures de Guided By Voices ou du versant le plus lumineux et néanmoins électrique de la musique éclectique de Yo La Tengo. Les apports féminins n’ont rien d’anodin, prenant clairement de plus en plus d’espace comme sur le magnifique final Angry Silence où les voix glissent du backing au lead avec délice. Les cuivres lustrés de Camille Fréchou sont sensiblement plus marqués qu’il y a deux ans et contribuent à l’affirmation d’une véritable signature sonore. Mais c’est aussi sans aucun doute l’arrivée de la franco-américaine Erica Ashelson au sein du collectif qui a contribué à faire glisser de façon assez perceptible le son d’EggS vers un univers plus ancré dans le son college radio américain des années 1990. Si l’on ajoute à cet orchestre pléthorique la présence elle aussi sensiblement plus affirmée de claviers se faisant moins discrets, osant parfois des sonorités très synthétiques qui font tourbillonner la plupart des morceaux du disque ainsi que d’une lap steel à l’apparente incongruité mais qui finit par se marier de façon tout à fait naturelle avec le reste des ingrédients plutôt conformes à ce qu’on attendrait d’un groupe de rock indé, on obtient avec Crafted Achievement un disque d’une sacrée intensité.
Oui, la balade est courte et file à toute vitesse, y compris sur le LP qui s’emballe et tournoie même à 45 tours par minute au lieu des 33 habituels. Pas de temps à perdre. EggS va droit au but quitte à ne jamais prendre le temps de se (re)poser. Ce rythme effréné, ne laissant aucun répit aurait pu être fatigant à la longue mais c’est justement la force du groupe que de privilégier cette immédiateté en se fichant bien des conventions (un album devrait donc avoir une longueur requise ?), enchainant ces huit miniatures (Your Maze II excède à peine la minute trente) sans rien sacrifier à l’intérêt que l’on porte au disque. A l’image de l’insert sur lequel se partagent de beaux moments de vie de groupe, en répétition ou en tournée, ce Crafted Achievement est une ode à la création collective, célébrant ses héros (Bob Stinson Song sur le mythique fondateur de The Replacements ou encore Big Star cité du côté de High Waisted Jeans), ses doutes qui s’expriment pourtant sur l’entrainant At The End Of The Road, complétement réjouissant avec sa vidéo qui ne manquera de rappeler aux anciens les parties endiablées de Saropoly, ses faiblesses (Your Maze au texte touchant) ou encore les relations pleines de mystères et d’incompréhensions qui font le sel de la vie, privée et publique, solo ou collective.
Crafted Achievement, disque de rock, disque de pop, disque de vie est avant tout le disque d’une certaine jeunesse sonique qui ne cesse de s’affirmer et de rappeler que, s’il n’a rien d’une IGP, il bénéficie quand même d’un écosystème indé propice au développement de tous ces talents. Rock francilien ? Rock français ? On s’en moque un peu à vrai dire et EggS trace une route déjà toute personnelle bien que réunissant tous les canons d’une musique internationale et intemporelle, pas toujours forcément très audacieuse mais qui réussit le tour de force de ne jamais tourner en rond. On ne sait toujours pas où tout ceci les mènera, si tant est que cela doive les mener quelque part, pas dit qu’un plan de route soit tracé, mais nous faire profiter sans retenue de ces 24 minutes plutôt addictives est déjà une sacrée fin en soi.
