Il n’y en a que pour Robert Smith et The Cure en ce moment : nouvel album, concert avec Gorillaz et départ de Simon Gallup. A croire que se réfugier dans ce monde alternatif où le groupe régnait sur le monde et sur nos idéaux de jeunesse est une réponse aux tourments du moment. Faut-il réécouter Faith, Three Imaginary Boys et Disintegration pour se protéger de la Covid et du retour des Talibans, de la politique écologique et sociale du gouvernement ? Pas certain que le rock gothique nous sauve la mise mais c’est ainsi. Daniel Bourrion nous propose un roman-souvenir qui remonte à l’origine du Mal : cette adolescence-foyer où l’on découvrait la noirceur du groupe de Crawley et où (pour certains d’entre nous) il nous prenait parfois pour un goûter d’anniversaire, un weekend, ou la semaine durant (on ne va pas balancer sur notre ami de collège Pierre Van-Luchêne, qui faisait très bien Robert Smith malgré sa blondeur ondulée) de se grimer en clones de Robert Smith.
Il y en avait dans chaque collège de France, des gars dans ce genre, qui se donnaient la coupe (pas celle d’Orange courte et brossée, non la coupe corbeau ébouriffée originelle), le gilet noir, les manches, le pantalon et les Docs. Il fallait un certain courage, une certaine grâce pour porter le déguisement et défier le regard des professeurs, l’aval des parents aussi, beaucoup de conviction et d’esbrouffe aussi pour souligner le tout d’un trait de khôl et de rouge à lèvres. C’était le temps où l’on pouvait se faire insulter voire castagner pour moins que ça. Mais l’accueil était le plus souvent bienveillant. Voilà ce que raconte Daniel Bourrion dans son livre, ce temps du grimage. Exactement ce temps-là, cette époque là, la découverte de Faith, les cassettes, le mimétisme qui s’empare du fan enamouré, l’obsession. L’écriture est élégante, littéraire, bien au-dessus du niveau des fan-books qui pullule désormais un peu partout, même si on a affaire ici à quelque chose de bref et de trop léger pour qu’on crie au chef-d’œuvre.
La construction est un peu lâche, les chapitres parfois un peu courts, le montage espacé pour tenir une petite centaine de pages mais il y a ici une vraie émotion qui passe et une justesse sur chaque image, sur chaque souvenir qui rendent J’étais Robert Smith gracieusement anecdotique et précieux. Bourrion joue avec les doubles : Robert Smith, son sosie, ses clones et avec lui-même comme si tout se confondait. On pense à Kafka bien sûr mais aussi à toutes les bonnes histoires de Doppelgänger qui font se confondre l’original et la copie. Le livre n’a pas cette ambition de dire autre chose que l’amour pour le groupe et sa musique. Il parle des troubles de l’identité, de la confusion et surtout de la profondeur de l’immersion, des années 80 et du monde d’alors. Il ne s’agit pas d’un jeu ou d’un concours d’imitation, ni même d’une reconstitution mais bien d’une fusion qui ne vaut que pour quelques secondes (une soirée ici) et qui a la force d’une vérité.
Il y a une très belle et longue phrase dans le chapitre « L’usure du temps » dans une section bonus qui donne le ton et témoigne de l’intelligence du travail de Daniel Bourrion.
Robert a tant de corps, ce sont des clichés de longtemps et il y vit si jeune, parfois je trouve qu’il me ressemble mais c’est peut-être l’inverse, qui porte sous ses cheveux de toujours hirsutes une tête d’adolescent, il l’a été aussi et nous tellement, et tant, dans cette parenthèse qui ne se referme jamais, plusieurs corps à feuilleter, on dirait les corps du roi, sur les derniers clichés, les plus récents, les vidéos qu’engrange le réseau, ce goinfre à l’haleine de bitume, transpirent parfois une lassitude, les marques de la route, celles de la scène, on dirait cicatrices si
l’on osait mais le roi ne fatigue pas, a une peau sans marques et cela ne dure pas, la fatigue s’envole s’il monte cette énergie délivrée par la salle, les fans dont certains sont les enfants, petits-enfants peut-être de ceux de la toute
première heure – il faut porter ici cette légende aux racines vraies possibles que m’a contée le frère d’une proche d’avant et qui disait, le frère, comment un jour, à M***, il y a très longtemps, il était une fois, il avait vu The Cure lors d’un concert dans un bar minuscule tellement qu’à la fin de leur set, les musiciens comme les quelques spectateurs avaient ensemble bu une bière et que lui, donc, le frère, avait été de ce soir-là, ce que je veux, je peux bien croire, il n’enjolivait pas tellement sa vie, enfin, pas plus que n’importe qui – toujours présents à l’arrière des salles, au loin de la masse qui se meut comme une seule bête énorme, ils ne se risquent plus souvent au devant de la fosse, les mouvements de foules les affolent à présent puisque leur corps aussi n’est plus si vif, si rapide à danser, à réagir, les transes du pogo, les bleus qu’elles nous laissaient, sont loin, la bière, les cigarettes, les débauches sans nom de même, ils s’en viennent au spectacle qui devient celui de leurs heures passées.
Les phrases de Bourrion ne sont pas toujours aussi longues mais il y a dans le travail de faire coïncider le flow du texte et le flot du re-souvenir. Les phrases s’étirent, tortueuses et souvent indécises, comme si leur forme était tiraillée entre la netteté de l’émotion et le brouillard de la mémoire effacée. Les noms, les lieux sont indistincts, ne laissant que la trace à partager, du corps et du ressenti. Cette technique est à la fois une qualité et un défaut qui tend, pour le lecteur, à tenir le narrateur à distance et à empêcher qu’on plonge nous-même dans une identification trop forte. Elle permet, en revanche, de restituer à la perfection cette texture de « netteté nébuleuse » qui caractérise les souvenirs qu’on peut avoir soi-même de cette époque, trois ou quatre décennies en arrière.
J’étais Robert Smith parle finalement assez peu de The Cure et de sa musique. C’est dommage mais on aurait que Bourrion aille plus au fond. Il parle de la silhouette (The Figurehead), du mythe et de l’ombre. Il le fait bien. Ça se lit et cela rouvre des portes vers une autre époque, vers une autre vie.
>A croire que se réfugier dans ce monde alternatif où le groupe régnait sur le monde et sur nos idéaux de jeunesse est une réponse aux tourments du moment.
En même temps The Cure fut en France en son temps, outre une machine à fabriquer du lycéen corbeau, un repli pour les déçus des années Mitterrand, pour ceux qui n’avaient ni la force ni le tempérament de se rebeller, ceux qui savaient que ce serait un coup d’épée dans l’eau. Le repli était d’autant plus permis par la non-politisation de la musique du groupe, à l’inverse des « commentateurs » Morrissey, Ray Davies, Jarvis Cocker… Et puis The Cure, c’est la musique parfaite à écouter seul chez soi quand il flotte dehors. Non politisée et donc incarnation intemporelle du spleen ado. Du rock progressif joué par des types qui n’avaient pas la virtuosité d’un Gilmour. Fédérateur.
Tout à fait. Le caractère non politique de The Cure, non engagé socialement, non clivant de sa musique qui reste ancrée dans un âge de l’avant-âge adulte, avant la conscience du monde extérieur presque, est une caractéristique sur laquelle on insiste rarement et pourtant… il y a assez peu de groupes internationaux de ce calibre et avec cette longévité qui n’ont jamais donné aucune représentation du monde réel…..sans que leur reproche… Tenir aussi longtemps autour de cette imagerie, et de ce réservoir poétique (heaven, love, drown, etc) est en soi une performance unique.