[Chanson Mal Aimée #7] – Discipline de Throbbing Gristle (1981), quand le contrôle tremblait

Throbbing Gristle - DisciplineLa frustration est la mère-valeur qui soutient l’édifice capitaliste. En s’opposant, dans la privation, au désir de consommer, elle met à distance l’acte et sa réalisation et assure la pérennité du modèle consumériste. Sur le plan émotionnel, la frustration permet au désir de croître et à l’être humain de se sentir exagérément vivant (et merdique), sentiment qui lui permet paradoxalement de supporter une existence privée de toute signification et de toute intensité. La frustration est la clé de tout. La contenir implique une discipline de fer et la mobilisation d’un appareil répressif permanent et systémique qui regroupe l’ensemble des structures de contrôle mises en place à l’ère industrielle. Le contrôle s’exerce par les médias, par la morale, la décence, par la famille, par l’école, par le droit, la politesse, par le groupe social, par la violence d’Etat ou par le recours à l’abrutissement culturel, physique ou chimique des individus. Discipline, chanson improvisée par le groupe anglais Throbbing Gristle et son leader Genesis P-Orridge, durant un concert donné à Berlin en février 1981 est probablement la chanson qui exprime de la façon la plus efficace et la plus définitive la tentative de prise de contrôle du monde industriel sur les agents qui le font vivre. Son écoute est une expérience éprouvante, perturbante et physiquement désagréable qui en fait l’une des chansons les plus repoussantes, difficiles à appréhender de l’histoire du rock mais aussi l’une des plus fantastiques et importantes. 

Écrire sur Throbbing Gristle implique de respecter certains principes : 1/ Toujours commencer par ce qui est le plus difficile à saisir. Par ce qui est susceptible de repousser les gens les moins déterminés, les moins passionnés, ceux qu’on ne veut pas avoir avec soi et qui constituent la masse collaborationniste 2/ Ne pas se relire, ne pas tenter de se corriger, ne pas retraiter l’information sous peine de s’appliquer à soi même ce qu’on dénonce et d’activer chez soi des mécanismes d’auto-contrôle conscients ou inconscients (voir William Burroughs pour cela) 3/Travailler toujours avec le plus grand sérieux et donc dans une dérision totale. 4/N’avoir peur de rien sauf de la mort elle-même qui met fin à l’esprit critique. La mort est ce que l’ennemi a de pire en réserve pour ceux qui pensent contre lui.

La raison du plus frustré est toujours la meilleure

Cela commence très mal, n’est-ce pas ? Throbbing Gristle est un groupe si peu harmonieux et si peu côté aujourd’hui que prétendre en parler simplement nous situe déjà dans la bizarrerie et la perversité. Le chanteur du groupe, Genesis P-Orridge est mort il y a quelques mois à peine, sans que cela ait attiré un semblant d’intérêt ou d’attention sur son groupe. GPO était devenu(e) pour tous une sorte de monstre de foire, un transgenre absurde, transformé(e) par la chirurgie plastique, dans une vaine tentative mal comprise de ressembler trait pour trait à la femme qu’il avait aimée, Lady Jaye, décédée soudainement en 2007. GPO et sa femme avaient entrepris au début des années 2000 de se changer en l’un(e) l’autre de sorte, non pas à devenir jumelles, mais à former un être nouveau, unique, indivisible et pandrogyne…. Sans doute fallait-il être au cœur du processus pour en apprécier la valeur. Toujours est-il que la force donnée à ce mouvement aura réussi à éclipser en une grosse décennie voyeuriste l’impact d’un des musiciens les plus importants des quarante dernières années. Car Neil Megson, son vrai nom, aura tenu cette place et ce rôle là en tant que fondateur de ce qu’on appela avec lui la musique industrielle et en insufflant une intelligence redoutable et un intellectualisme forcené et révolutionnaire dans la mécanique qui deviendrait ensuite le post-punk. Throbbing Gristle est le groupe qui permet d’établir une connexion entre les citadelles tenues par Joy Division, Public Image Limited et Kraftwerk… en pire. Les périodes se chevauchent, les genres s’étreignent et la superposition n’a pas grand sens. TG est antipunk, cold wave d’avant la cold wave, indus et jazz à la fois, le grand réservoir des contraires et des forces vives, le foutoir post-apocalyptique où viennent se déverser tous les désespoirs et s’abreuver les âmes brisées. C’est le mouvement qui compte ici : la réunion macabre et crépusculaire mais libérée de tout tabou de l’esprit de révolte, du son qui tue et de la folie douce. Throbbing Gristle est le groupe qui n’en peut plus et qui, dans un mouvement frénétique mais supérieurement intelligent car venu de l’art contemporain, de Burroughs et des situationnistes français, du surréalisme et de la boucherie du coin, donne à l’oppression un nom (l’industrie) et lui offre une bande son aussi délirante que le massacre en cours.

Radicalement vôtre

D’un point de vue strictement musical, le groupe impose à l’auditeur un traitement de cheval. C’est l’intention qui compte. Cela tombe bien. Personne ne sait jouer ou presque. En 1976, le collectif COUM Transmissions (COUM pour cum, semence) se saborde après une exposition à succès et à scandale Prostitution dont on ne dira rien ici. Les activistes qui animent le collectif décident progressivement d’investir la musique pour gagner encore en audience et éviter d’être prisonniers des galeries qui font les yeux doux désormais à leurs outrances et à leurs performances. Throbbing Gristle naît de cette translation, groupe de musique sans musicien, mené par Genesis P-Orridge, petit homme (1m60 sous la toise) fusée et théoricien né, leader de fait d’un quatuor qui compte en ses rangs, outre son chanteur-totem, Cosey Fan Tutti, mannequin porno-conceptuel (sa copine d’alors), Peter Sleazy Christopherson et Chris Carter, ingénieur du son de formation et bidouilleur de génie. Christopherson et Carter seront les architectes du son et du show TG, tandis que Cosey et P-Orridge en assurent les fondements. La musique du groupe a pour objectif de subvertir et de pervertir, de soustraire le public au contrôle mental et d’éclairer sur la nature désespérée du monde. La différence entre TB et le mouvement punk se situe en effet sur le terrain du pessimisme. Lorsque les punks suggèrent de détruire l’ordre établi, l’hypothèse d’une reconstruction heureuse et libertaire n’est jamais loin. Le rock industriel de Throbbing Gristle ne laisse aucune chance après lui. Tout n’est que ruines et pauvreté. La convocation de l’imagerie nazie est provocatrice chez les uns. Elle marque le point d’arrêt de la civilisation pour les autres.

La musique de Throbbing Gristle telle qu’elle émerge des premiers travaux-concerts du groupe est ahurissante de force. Elle est novatrice, ambient, dissonante, précurseur en matière de musique électronique et en même temps outrancière et dérangeante. Le groupe terrorise en faisant chanter une petite fille au seuil de la chambre à gaz sur le terrifiant Zyklon B Zombie.

I’m just a little Jewish girl
Ain’t got no clothes on
And if I had a steel hammer
I’d smash your teeth in
And as I walk her to to the gas chamber
I’m out there laughing

Zyklon Zyklon Zyklon B Zombie Zombie
Zyklon Zyklon Zyklon B Zombie Zombie

Hamburger Lady évoque la situation d’une femme brûlée au dernier degré et dont la peau et l’apparence rappellent le hamburger. Genesis P-Orridge lit une sorte de lettre/compte-rendu écrit par le médecin qui s’occupe d’elle, tandis qu’on entend à l’arrière-plan une série de sons sinistres qui suggèrent l’étirement des chairs et le désastre biologique.

She’s lying there
Hamburger Lady (Hamburger Lady)
Hamburger Lady (Hamburger Lady)
She’s dying, she’s burned from the waist up (she’s burned from the waist up)
On her arm
Her ear is burned up and her nose (her nose)
Her eyelashes and fingers are burned, she can’t anything
And even with medical advances, there’s no end in sight
For the Hamburger Lady
When somebody tells you that there is a level of pain beyond which the human mind
Beyond which is the level of pain of the lady on the potty chair
Unrelievedly
Burned from the waist down
That’s what keeps her alive, the tubes
And the nice nurses
Hamburger Lady

Death Factory

La vie est une horreur. La société une abomination. Les concerts donnés par le groupe sont stupéfiants. L’improvisation est de rigueur et la répétition honnie. Le groupe opère depuis un entrepôt changé en studio d’Hackney baptisé la Death Factory. Il installe son propre label et décline une imagerie forte autour de son concept de « rock industriel » avec une énergie et une méticulosité qui imposent le respect. TG agit comme une phalange unie et soudée, même si progressivement (au fil des quatre albums du groupe) les liens entre les membres se distendent. Le succès est paradoxalement au rendez-vous de cette musique extrême. Les disques se vendent plus que correctement et le groupe intransigeant s’en émeut. Cosey Fan Tutti et Genesis P-Orridge se séparent avant que la jeune femme n’entame une histoire avec Carter. Ce sont tout autant les liens personnels (les membres du groupe reprochant à Genesis P-Orridge d’en prendre à son aise et de parler trop souvent en leur nom) que l’envie de ne pas tomber dans le professionnalisme qui fait exploser le groupe en 1981. Le groupe aura parlé aussi bien des serial killers (les Moor Murderers, Dean Corll et quelques autres), de sexe et de pornographie, qu’il aura tenté de déjouer les représentations de la jeune fille en vigueur dans le monde capitaliste sur le tonitruant We Hate You Little Girls. TG s’aperçoit à ses dépends que le capitalisme s’habitue à tout et est prêt à recycler n’importe quelle force contestataire pour en faire un produit de consommation « courante ». Le groupe explore des territoires vastes et jusqu’ici inconnus : il alterne des titres quasi normaux, des instrumentaux insensés et des brûlots redoutables avec une détermination sans faille. Chaque concert ou presque donne lieu à une captation vidéo et/ou audio et à la dissémination de cassettes ou de disques qui ont vocation à agir comme des témoignages et des virus pour sensibiliser la population. La noirceur est totale, éclairée presque par accident par quelques morceaux plus traditionnels, sur l’album 20 Jazz Funk Greats (fausse compilation habillée de manière avenante pour tromper la vigilance du public), ou le vrai faux tube électro de Carter, United.

https://www.youtube.com/watch?v=xIqlnY9bKJ4

Part martiale

Avant de refermer le couvercle sur son histoire exemplaire, Throbbing Gristle brille de mille feux. Le groupe décide d’en finir et se donne quelques mois supplémentaires pour quelques concerts (les premiers à l’étranger) et quelques chansons supplémentaires. C’est dans ce contexte, de fin de la fin, que naît à Berlin la chanson Discipline qui couronne l’œuvre du groupe et en donne la clé. Cosey en souffle l’idée à Genesis P-Orridge alors que le groupe s’apprête à monter sur scène. Le chanteur reprend la proposition au bond et improvise sur une dizaine de minutes cet appel hystérique à plus de… discipline. Le texte est simple et d’une belle efficacité. Mais c’est évidemment l’interprétation habitée de Genesis P-Orridge qui en détermine le sens et lui donne un impact quasi surnaturel.

Discipline, discipline
We need some discipline here

Discipline, some discipline
We need some discipline in here
We need some discipline in here

Discipline, got discipline
I want some discipline in here

Some discipline, discipline
I want some discipline in here

Are you listening, guys?
Are you ready now?
Are you listening, more or less?
Are you ready now?

I want some discipline in here
I want some discipline in here
Do what I say, do what I say
I want some discipline

Discipline
Discipline
I want some discipline in here

A compter de cette date, Discipline devient une pièce indispensable des sets restants et futurs du groupe. Discipline sort en single en juin 1981 sur le label Fetish Records dans une double version enregistrée à Berlin et à Manchester. La couverture du disque est une photo du groupe devant le Musée de la Propagande nazie. Le disque se classe en 43ème position dans les charts indépendants. Discipline est une chanson terrible et encore difficile à soutenir quarante ans plus tard. Le mur de son rivalise avec des guitares Noisy mais aussi avec un beat répétitif particulièrement entêtant qui préfigure les sonorités trance et dance qui viendront. La livraison de Genesis P-Orridge fait le grand écart, ironique ou pas, entre le texte hurlé/chanté et le chant qui ressemble au cri d’un porc qu’on égorge. La chanson exprime toute la frustration du chanteur, la rage du groupe et s’impose comme le véhicule parfait de toutes les angoisses adolescentes, adultes, individuelles et sociales, du public rock/punk.

Voilà à quoi nous en sommes réduits : la folie fracassante, le cri primal, la rébellion contre le contrôle. La détresse est totale, la schizophrénie menace dans cet écartèlement entre l’apparence de normalité (le maintien des sexes en place, de l’ordre familial, du respect) et le devenir fou. Discipline dépasse le punk en intensité et rend caduque toutes les révolutions. C’est le titre le plus radical, noir et sans appel de l’histoire du rock. Un titre qui est si fermé sur sa propre folie qu’il terrifie et agit comme un sort ou une tentative de (dé)possession. L’outrance et l’affichage des fêlures, le processus cathartique de l’ensauvagement apparaissent dès lors comme les seules solutions pour se soustraire au contrôle. La violence n’est pas exclue. La discipline est l’arme du contrôle mais aussi l’appareil qui se retourne contre celui-ci pour l’émietter. Elle devient le canal de transmission tout trouvé de la frustration, le flux par lequel transpirent les nerfs. Genesis P-Orridge prolonge en ce sens les travaux de Burroughs sur le sujet et en propose une résolution simple. La sortie méthodique de soi est l’issue. Par l’orgasme (ce qu’il prêchera ensuite avec Psychic TV), par la drogue ou par la folie, l’homme peut tenter de faire ce pas de côté qui désamorce le contrôle. Sera-ce suffisant ? Peu importe, la messe est dite. Throbbing Gristle peut aller se rhabiller. He/She’s Lost Control, dirait Ian Curtis. Genesis P-Orridge le renverse et le retourne comme une crêpe pour s’en saisir. Discipline comme un art de combat. Martial et définitif. La terre est brûlée. Il faudra des années pour réinsuffler de la beauté et du charme dans tout ça. La suite des aventures de Genesis P-Orridge aura un côté presque fleur bleue à côté, même si Psychic TV, son groupe suivant, passe pour un groupe pervers et malsain. Il y aura à nouveau du cœur. Le chanteur admettra que l’amour et le retour à une forme d’innocence sont des chemins possibles.

Mais il est impossible d’oublier avec quelle intensité et quelle force cette chanson surgit, sans brouillon, ni version préalable, sans descendance studio, presque sans laisser d’autre trace que sa performance insurrectionnelle.

Discipline ressemble à une leçon donnée par un professeur en furie, au pétage de plombs que le commun des mortels redoute et qui est, au contraire, le moment par lequel TOUT arrive. C’est une chanson par laquelle Throbbing Gristle résoud l’ensemble des problèmes posés par la politique et par l’exercice de l’art. Une chanson qui est autant faite de son que de mouvement, de sueur que de sperme, de nerf que d’électricité. Il y a dans Discipline un monde inconnu et garni d’une unique promesse qui s’ouvre : celle d’échapper au monde et à la souffrance permanente. Le rêve ne tient que dans cet instant qui précède le désir, où la frustration se tend comme un arc et atteint le point où elle rompt. Il y a dans ces images d’archives une poésie et une fascination évidente qui renvoient à l’exercice de la liberté fondamentale de prendre feu, de bouillir de l’intérieur et d’exploser. A l’échelle de l’histoire du rock, TG est la supernova par laquelle tout arrive, par laquelle tout se consume et tout se produira par la suite. C’est elle qui permet et autorise qu’il y ait une suite et un horizon.

La chanson mal aimée est, comme souvent, adorable. En 1982, Marc Almond en donne une réplique épatante avant que Robert Smith et les Cure ne rentrent sur scène. Avant que Siouxsie ne se mette à chanter. On entend l’Histoire voler. La frustation est la mère-valeur, celle qui enfante du rock et du capitalisme comme de jumeaux contraires.

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