[Chanson culte #45] – Dry (1992-1993)…. et Dieu créa PJ Harvey

PJ Harvey - DryD’aucuns diront qu’élever ainsi l’irruption de PJ Harvey sur la scène musicale au rang d’événement culte est un brin exagéré; qui plus est de prétendre que cette importance est gagnée à rebours par une chanson sortie un an après est une imposture intellectuelle. Soit. Mais on s’en fout un peu.

On peut considérer en effet que la sortie en 1992 de l’album Dry ne pèse pas bien lourd par rapport à la sortie du Horses de Patti Smith en 1975 ou encore, un peu plus tard, en 1979, du premier album de The Slits. C’est un fait qu’il y eut un « avant » fait de précurseures et d’artistes presque légendaires qui permit d’une certaine façon aux femmes de se faire une place dans la grande décadence rock n’roll. On pourrait citer, parmi les plus connues, Siouxsie, The Raincoats, Chrissie Hynde bien sûr, The Runaways (qui ont eu droit un film) ou encore Lydia Lunch. Il n’empêche qu’il y a eu pour beaucoup un avant et après Dry, et cette impression pour beaucoup qu’il y avait à la rencontre de cette voix unique, de ce chant brut et brutal, de ces paroles âpres, un événement singulier et, d’une certaine façon, à portée historique.

La chose serait évidemment plus simple si Dry, la chanson qu’on évoque, figurait sur le premier disque de PJ Harvey ce qui n’est évidemment pas le cas. De fait, il faut recourir à un artifice de science-fiction pour prétendre que Dry, la chanson, plage 11 de l’album Rid of Me, est rétroactivement la chanson la plus bouleversante d’un album sur lequel elle ne figure pas et qui valut à son auteur un concert de louanges et un accueil critique quasi unanime. Il faut se rendre à l’évidence pourtant : l’exactitude ne vaut rien en art. Dry l’album et Rid of Me forment un continuum temporel qui défie les lois scientifiques et permet aisément à un titre de l’un d’appartenir à l’univers de l’autre. Mais revenons un an en arrière.

1992-1993 : De Dry à Dry

Le contexte de sortie du disque, Dry, n’y est pas pour rien.

Enregistré en fin d’année 1992, Dry, l’album, déboule dans les bacs fin mars 1992 et a été précédé par la sortie de deux singles, Dress en décembre puis Sheela-na-gig, qui donnent le ton. Le premier est un single puissant, offensif, sonore, proche du grunge qui foisonne à cette époque là sur le territoire américain. Les guitares crépitent. Le chant est habité, direct, agressif. PJ Harvey est électrique et électrisée. Elle introduit, pour la première fois, avec Dress sa signature thématique ultraféminine et n’hésite pas à mettre en scène sa propre expérience. Sur Dress, une femme s’apprête du mieux qu’elle peut avant de sortir. Elle fantasme sur l’effet qu’elle produira en enfilant celle-ci, sur le désir qu’elle suscitera en dansant, sur le plaisir qu’elle en retirera… avant que l’homme ne débarque et ne douche son fantasme d’un cinglant : « You pretty thing » my man says « But I bought you beautiful dresses » », signe que l’effet waouh produit n’est pas au rendez-vous. La chanson se clôt sur la chosification de la maîtresse que le compagnon ramène à la mise en scène qu’il a lui-même financée. Sheela-na-gig parle elle aussi d’une relation amoureuse. Cette fois, la chanteuse s’autoconvainc d’abandonner un homme qui ne lui correspond pas et clame haut et fort son souhait de mettre son bassin fait pour la maternité et ses lèvres à la disposition de quelqu’un qui en apprécierait la valeur.

La singularité qui s’affiche à travers ses deux premiers morceaux n’est pas musicale, la posture de PJ Harvey étant nerveuse, redoutable mais finalement dans l’air du temps, mais bien thématique. La jeune femme (22 ans à l’époque) attire l’attention par le caractère incisif de sa livraison et par l’extrême frontalité des situations qu’elle présente. Le ton n’est pas cru mais repose sur un phrasé poétique, brut et âpre qui capte l’auditeur dès la première écoute. Il y a une frustration qui s’exprime dans le chant en même temps qu’une technique vocale et musicale parfaites qui ne trompent personne. L’étonnement repose aussi sur la maturité dans l’écriture et dans la sophistication des arrangements. PJ Harvey sonne punk mais développe aussi une forme d’assurance dans la manière de conter qui rappelle le folk, le blues et des prédécesseurs tels que Bob Dylan ou Captain Beefheart. Le groupe joue serré et fait preuve d’une force et d’une cohésion qui subliment le propos. Avec Rob Ellis et Ian Olivier à ses côtés, PJ Harvey s’appuie sur une phalange qu’elle connaît depuis quelques années puisque le trio joue ensemble depuis 3 ou 4 ans déjà, depuis qu’ils se sont rencontrés au sein de l’ensemble Automatic Dlamini, mené par le musicien John Parish. Lorsqu’elle entre en musique et même si elle est jeune, PJ Harvey n’est pas la jeune sauvageonne débarquée de nulle part que véhicule la légende, mais une jeune femme qui a travaillé dans un groupe de pointe, musicalement affûté, et qui a voyagé et tourné déjà dans toute l’Europe. PJ Harvey joue du saxo, des guitares et assure certaines parties de chant, accumulant sur quelques mois une expérience qui non seulement lui amène de la sérénité mais une forme de virtuosité dans la gestion des émotions.

Dry l’album est un succès manifeste, même s’il faut bien avouer qu’à la réécoute en continu, il lui manque son attribut principal : la chanson Dry que tout le monde a en tête et qui ne sera écrite véritablement qu’ensuite. Entre temps, Harvey signe sur une major. Les deux albums se suivent de près et relèvent d’un processus assez similaire puisque les musiciens sont les mêmes (à l’exception de la présence d’un bassiste sur Rid of Me et de l’apparition à la production de Steve Albini). L’histoire veut qu’en quelques mois, PJ Harvey ait sombré un peu plus dans la dépression, qu’elle ait rompu avec son mec de l’époque et ait accusé le coup à force de manger n’importe quoi. Ces aspects biographiques expliquent pourquoi Rid of Me est encore plus brutal que Dry l’album mais ne fragilisent pas l’hypothèse selon laquelle Dry serait la meilleure chanson de Dry. Elle est de toute façon bien supérieure aux deux singles officiels tirés du disque que 50ft Queenie et Man-Size.

La grande sécheresse (vaginale)

A la sortie de l’album en mai 1993, les auditeurs retrouvent toutes les qualités de l’album précédent… en plus grand. Même rage, même frustration, même équilibre chaud/froid, la potion étant ravivée par le savoir-faire d’un Steve Albini spécialisé dans la gestion de ces ambiances post-grunge qu’il retrouvera quelques mois plus tard avec le In Utero final de Nirvana.  L’album de PJ Harvey est puissant, violent et intime. Parmi les 14 morceaux, Dry n’en reste pas moins le plus spectaculaire et le plus mémorable mais aussi la chanson la plus révolutionnaire du lot. A l’intensité électrique des autres morceaux, elle ajoute une crudité et une force dramatique bouleversantes en même temps qu’une forme de dénuement et de sécheresse inédites. La scène est claire cette fois et à peine dissimulée. Une femme parle d’une relation qui la laisse indifférente et dry/sèche avec une sincérité rarement vue et entendue dans le rock indé. Les paroles évoquent clairement, et malgré la situation,  la réalisation d’une pipe sans âme avec éjaculation faciale qui glace les sangs.

PJ Harvey théâtralise l’interprétation et sert du refrain pour entrecouper l’action principale (la pipe) d’une force de rupture du quatrième mur comme si elle s’adressait, en monologue intérieur, à l’auditeur lui-même. L’auditeur masculin se projette assez aisément dans le dispositif, comme si la chanteuse levait les yeux sur lui et lui assénait froidement la triste vérité d’un geste exécuté sans espoir ni aucune once d’amour ou de tendresse. Pour les femmes (et les hommes bien entendu), se dégage une tristesse infinie liée à l’obligation d’opérer jusqu’au bout, jusqu’à la lie ou à l’explosion. La précision du texte est cruelle et affolante, jusqu’aux cheveux que l’homme déplace et éclabousse. Les plus modernes verront dans la description une forme de viol à demi consenti, jusque dans la pseudo-biffle qui balaie le visage de la jeune femme.

I caught it in the face
Coming around again
I thought it was worth waiting
You’re caught up in my head
Wet sides from time to time
But mostly I’m just dry

You leave me dry
You leave me dry
You leave me dry

You’ve come all this way
No hair out of place
You put it on the stage
You put right in my face

You leave me dry
You leave me dry
You leave me dry

No water well in sight
No water at my sides
I’m sucking on the well
I’m sucking ’till I’m white

La violence est d’autant plus efficace sur ce morceau que la livraison est adoucie par rapport aux autres chansons et calée sur le plan rythmique sur la cadence supposée de la fellation. Le refrain correspond de fait à un temps « normal » de respiration, comme si la chanteuse profitait du répit de quelques secondes dont elle dispose pour pousser sa plainte.

Me2 et Pipe à la grimace 

La singularité du morceau repose ainsi sur l’originalité du traitement. L’évocation du manque de désir ou de ce qui pourrait passer pour de la fragilité est un thème littéraire récurrent assuré à la féminité. Son appropriation dans le format chanson est assez original et peu fréquent, comme l’est d’une certaine manière le traitement du plaisir féminin. En cela, Dry résonne d’un ton nouveau et préfigure nombre d’enjeux politiques et sociaux qu’on retrouvera, sous une forme popularisée et grand public, avec le mouvement MeToo : consentement, égalité des sexes, relation dominant/dominé, viol, etc. La force politique du morceau est évidente et contribue à l’importance de la chanson. Elle n’est pas unique en son genre mais brille par son efficacité.

C’est la libération de la parole (le you leave me dry du refrain) qui amorce la reconquête du pouvoir, au coeur même de l’acte de domination, par la libération de la parole. La victime/belle indifférente retourne la perspective et regarde « la queue qui la regarde » pour reprendre possession de son acte. L’acte paraît dérisoire sur le plan matériel (elle suce toujours) mais le fait qu’elle relève la tête est un premier pas vers un renversement des rôles et sans doute une rébellion que l’artiste proclamait peu avant sur Sheela-na-gig.  La chanson n’est pas la première du genre où cette résistance s’organise mais peut-être celle où elle est la plus spectaculairement mise en scène. La suite est moins marrante puisqu’à Dry succède, sur le disque, un Me-Jane pendant lequel la femme se fait défoncer la gueule, même si le couplet maintient l’ambiguïté quant à une riposte potentielle. L’espoir soulevé par Dry est vite évacué comme si l’ensemble ne parlait finalement que d’avilissement. Le mouvement porté par Dry reste néanmoins audacieux et impressionnant.

A titre de comparaison, on pourra ainsi confronter Dry à, par exemple, Me and A Gun, chanson de 1991 de Tori Amos qui parle ouvertement d’un viol au revolver ou encore, dans un registre assez proche au Liar de Bikini Kill (1991 également). La version de PJ Harvey est d’un impact dramatique supérieur de façon assez nette et ouvre une voie mi-punk, mi-douce qui sera exploitée rapidement par la suite par d’autres. La postérité de Dry se trouve (par delà l’œuvre de PJ Harvey elle-même) chez Fiona Apple (Sullen Girl, par exemple) ou Liz Phair (le chouette F*ck and Run) mais là encore s’en démarque par une forme de lassitude triste et de ton confessionnal particulièrement réussi chez la chanteuse du Dorset.

On n’ira pas plus loin dans l’analyse du titre qui, pour partie, se dérobe justement aux mots et à la description. Dry est l’une des rares chansons qui déclencha littéralement un tel phénomène de sidération à cette époque. Une petite trentaine d’années plus tard, l’effet perdure au point qu’on n’a plus jamais fait l’amour de la même façon comme si, à elle seule, la chanson avait réussi à déchirer le voile du désir et du plaisir partagés.  Le travail de PJ Harvey par la suite n’aura d’autre but que d’explorer plus avant cette distance qui a des allures, chez elle, de tragédie grecque, sans cesse rejouée et irréductible. mais c’est une autre histoire.

Lire aussi :
PJ Harvey / I Inside The Old Year Dying

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