Hommage intime à Mark E. Smith, chanteur quantique

Mark E. Smith par Jon Pinder Sa mort avait été annoncée par accident par la BBC en mars 2017. Mark Edward Smith n’aura pas mis longtemps avant d’y retourner. D’après ce qui se raconte, mourir n’est pas si différent que de chanter depuis les coulisses, une pratique que le chanteur de The Fall avait initiée depuis une vingtaine d’années maintenant et qu’il répétait, parfois dans des proportions effarantes, sur chacun de ses concerts. Tandis que le groupe s’échine sur scène, il suffit de s’éclipser en rampant et de s’allonger backstage pour au choix comater, continuer à picoler tranquille ou terminer un livre de science-fiction. Mark E. Smith tenait parfois ainsi jusqu’à 45 minutes. Il chantait rarement plus de deux morceaux dans cette position avant de s’endormir. La mort ne le changera pas. Je suppose qu’on peut toujours y attendre les bruits de la salle et y vomir sans risquer d’être enquiquiné par des gens qu’on ne connaît pas.

Crédits photo : Mark E Smith of The Fall au Balne Lane Working Mens Club, Wakefield 21.05.2010 par Jon Pinder (licence CC).

Coqueluche

Cela faisait un bail maintenant que Mark E. Smith était devenu une coqueluche des milieux branchés en manque d’indépendance et de subversion. Cette position qu’il avait gagnée durement (depuis ses premiers pas en 1976) l’avait installé en monument national (Salford lad) mais aussi en phénomène de foire que des milliers d’admirateurs bobos, blancs et occupant des positions privilégiées dans l’encadrement capitaliste économique ou culturel, venaient honorer. Comme à d’autres spectacles modernes, ces part-time punks prenaient une part de la bête pour l’emporter à la maison et la partager avec d’autres amateurs de curiosités. Ils devisaient ensuite sur son état d’ébriété, son dentier ou la manière dont il se donnait en spectacle. Mark E. Smith en jouait et n’en était pas dupe. Il se flattait encore récemment de faire peur aux gens et de pouvoir vider un bar par sa seule présence. Son nouveau statut flattait son ego mais décuplait son mépris de classe et sa haine du système.

Né en juin 1976, lors du concert fameux des Sex Pistols à Manchester, le musicien était une légende à lui tout seul, un conte pour jeunes adultes qu’on se racontait de soirées en soirées et de génération en génération. Ceux qui savaient naviguer parmi la trentaine d’albums du groupe et étaient capables de deviser librement des inflexions que Smith donnait à sa musique d’une période à une autre ou encore de commenter ses textes (après les avoir péniblement déchiffrés) formaient une secte aux membres assez peu nombreux finalement. Aimer The Fall relevait d’un art étrange qui consistait à distinguer les chansons les unes des autres, à suivre l’évolution du groupe mais aussi à se mettre à l’écoute des étranges rapports de correspondance qui s’établissaient entre la musique et les borborygmes parlés-chantés de Mark.

Contrairement aux apparences, la musique de The Fall n’a jamais rien eu de compliqué, de rude ou de peu accueillant. C’était avant tout une musique immédiate, frontale, plongeant ses racines rythmiques profond dans l’histoire du rock et des mouvements populaires britanniques comme le pub rock. The Fall était un groupe de reprises incroyable. Mark E. Smith était le premier et le dernier musicien de science-fiction. C’était un musicien ouvrier, qui avait fait ses classes (dans les bureaux) sur les docks, cultivé et autodidacte. Il avait amorcé des études littéraires avant de se réfugier dans une consommation frénétique de littérature de série Z. Mark E. Smith était Burroughs (le hip priest), il était Huxley. Il était Philip K. Dick surtout. Il était Aldiss et des milliers d’autres. Il était Camus aussi, combattant bienveillant, adolescent sensible à sa propre nostalgie et humaniste. Il était le verbe transformé en rythme, en marteau et en enclume, le verbe qui mord et le verbe qui éclaire. La force du chanteur tenait tout autant dans sa déclamation que dans sa manière de ne jamais couper la parole à son flux de conscience.

Ses lectures et sa vie lui avaient donné une vision du monde, une lecture de la réalité comme résultant d’une falsification de classe qui faisaient la richesse de la plupart des chansons du groupe. La répétition seule permettait la désintoxication, la force du rythme, la cadence, la pulsation rock sont utilisés chez The Fall comme des rayons lasers, des rayons gamma, révolutionnaires et qui décomposent l’illusion. Burroughs. La violence n’existe pas en dehors de l’onde qu’elle produit. Cela explique bien des choses.

Mark Quantique

L’homme était extralucide, communiquant avec les forces de l’esprit. C’est une dimension du personnage qui explique sa force renouvelée et sa longévité, son faible intérêt pour la vie quotidienne et son dévouement exclusif au groupe qu’il montait et démontait tel un horloger. Mark E. Smith n’avait rien à faire du business, du marché. Il était là pour jouer et ouvrir des voies. D’une certaine façon, son succès tardif lui avait rendu service, multipliant son pouvoir de nuisance au-delà des espérances initiales. Suffisait-il ce succès à faire que les populations écoutent son message ? Comme Burroughs avant lui, Smith se heurtait au mur de l’endoctrinement des masses et de l’aveuglement dans lequel les maintenait la société du spectacle. Le zapping était l’ennemi de ce fils du cut-up. Il n’aimait rien moins qu’être un parmi d’autres. L’Histoire qu’il aimait tant lire et étudier le distinguera probablement comme le premier et plus précieux vestige/fossile de l’ère post-punk. Quand mourront les grands indépendants de la génération 1959 (les Morrissey, Sumner, Hook, amis ou ennemis), tous ceux qui sont nés ce soir de juin 1976, il faudra se souvenir que Mark E. Smith était né, avait vécu et vaincu quelques secondes avant eux. La seconde d’avant. Celle où l’univers indé fut créé comme dans un vaste Bing Bang stellaire. Mark E. Smith était l’épicentre. Pas le centre, pas l’étincelle, juste posé là au point d’impact.

Mark E. Smith aimait la physique quantique. Oui. La science. Etrangement la chanson The Man Whose Head Expanded est celle qui nous semble la plus proche de lui et la plus emblématique de son travail à quelques heures de sa disparition. Tout The Fall y est contenu. D’autres chansons en disent tout autant mais celle-ci renvoie directement à cette idée selon laquelle Mark E. Smith serait le chanteur quantique. Le chanteur qui ne peut pas s’éteindre. La tête s’épanche comme une blessure ou une intelligence sans bornes. L’univers de The Fall est en expansion permanente. Il est répandu et explosé. Il est infini et bouillant. Over. Over. Over. Mark E. Smith nous épuise et nous contient.

The man who’s head expanded
The man whose head expanded was corrupted by Mr. Sociological
Memory. Was corrupted by Mr. Sociological Memory Man
Could not get a carrier bag for love nor money

The man whose head expanded
Sounds like hick wap huh? Sounds like hick wap huh?
Over. Over. Over. Over

The man who’s head expanded
The soap opera writer, would follow him around
And use his jewels for T.V. prime time
The man who’s head expanded

Turn that bloody blimey space invader off!
The man who’s head expanded explained:
The scriptwriter would follow him around
Of this he was convinced. It was no coincidence
The lager seemed poisoned
It was no matter of small consequence. No little pub incidence
A red faced post- ‘Jolly Grapes’ would steal his jewels, and put
Them in the mouths of Vic. actor fools
Of this he was convinced

Sounds like hick wap huh? Sounds like a load of mick wap ha?
Over. Over. Over. Over.

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