John Peel avait coutume de dire que « les groupes ne devraient jamais grandir ». Le grand homme avait ainsi laissé de côté quelques groupes découverts à leurs débuts et que le temps avait, selon lui, gâté ou transformé. Envolée la fraîcheur des deux premiers albums, que reste-t-il d’un groupe quand vient l’heure du cinquième puis du sixième LP ? Où sont les idées ? Comment s’extirper du piège qui veut qu’on aura tort de changer (pour faire moins bien) et tort de ne pas le faire (pour exploiter une formule) ?
C’est à ce genre de choix que sont confrontés les Arctic Monkeys depuis un moment. Ils n’y avaient jamais répondu avec autant d’assurance que sur ce Tranquility Base Hotel aussi audacieux que raté. A leur échelle (un groupe qui vend encore beaucoup de disques tout en ayant gardé une belle aura critique), le groupe n’existe plus que pour produire du spectacle. Alex Turner vit sur une autre planète et peut laisser reposer ses collègues pendant plusieurs années sans donner de nouvelles. Quand il les convoque, les types accourent dans le quart d’heure et sont prêts à se fader n’importe quel matériel pour rester en vie.
« On va laisser tomber la batterie. Et aussi les guitares pendant qu’on y est. Voilà le brief. Je suis une super star sur le retour dans un trip galactique. Tout l’album est chanté depuis Tranquility Base, un hôtel spatial. C’est l’endroit où Armstrong a fait ses premiers pas sur la Lune, ok ? Ce sera surtout moi et le piano en fait. Genre Bowie ou Sinatra, mais avec un son cheesy comme dans les années 70. Vous vous souvenez du Mike Flowers Pop. Bah pareil mais en mieux. Sans tube par contre. Juste de la narration et du piano. Intime et critique. Vous en êtes ?
– Cool, Alex. Ca a l’air bien comme idée
– Que toi et du piano. On fait quoi alors ?
-Il y a quelques trous à remplir. Entre vous et moi, il y aura de la place pour tout le monde, mais il faudra que vous soyez discrets.
-Ok, Alex. Ca le fait. »
Ecrit en grande partie par Alex Turner à Los Angeles, dans son propre appartement, Tranquility Base est un album de crooner galactique, un album où le chanteur/narrateur s’enivre sur chaque morceau de la distance qu’il a mise entre lui et le monde. Disque solitaire, contemplatif et au-dessus de la mêlée, c’est un disque extra-terrestre où l’ancien adepte de l’observation sociale et des refrains irrésistibles se contemple le nombril pour la première fois depuis sa propre position : celle d’un artiste à succès dont le talent l’a, peu ou prou, sorti du monde des hommes avec pour double conséquence : 1/ de considérer ses congénères, pour la première fois, comme des fourmis 2/ d’être seul et nostalgique comme un pou.
Ce changement assez radical de point de vue est le moteur du disque. C’est lui qui provoque la révolution musicale et l’adoption d’un chant à la fois kitsch, extrêmement affecté mais aussi affaissé sur lui-même. C’est lui qui anéantit toute mélodie au décollage et renvoie chaque morceau à une sorte de dialogue, élégant mais laborieux, entre Turner qui chante et Turner qui joue du clavier/piano. C’est tellement bien fait et bien monté que le dispositif peut donner l’illusion qu’on tient là un grand album. Turner est un des meilleurs paroliers apparus ces dix dernières années. Les narrations sont passionnantes et enrichies d’images remarquables. Sa voix est malléable et habile, sonnant tantôt comme du Bowie (la grande influence ici), tantôt comme du Prince ou du Brian Wilson. Il y a évidemment une sophistication 70’s dans les arrangements et le son qui donne au tout un cachet assez irrésistible, entre la pop des premiers âges, le Trees essoufflé et cajolé par Scott Walker de Pulp, ou les grands opéras galactiques à la Kool Keith. Certaines chansons ne sont pas sans charme et l’ensemble s’écoute avec un certain plaisir amusé, comme si on allait pouvoir, nous aussi, un temps s’affaler dans un immense canapé intersidéral pour contempler les étoiles, siroter un daïkiri fraise et deviser sur la façon dont les Terriens se sont perdus. On pourrait pointer les références cool (Blade Runner, les Strokes, The Ultracheese qui ressemble à notre chanson chouchou Blueberry Hill) et considérer que Tranquility Base est un beau disque de l’entre-soi, l’aboutissement de l’after-pop, ce grand instant post-moderne où on dépasse le train-train du refrain-chanson et des tubes incessants pour un univers adulte et enfin à la hauteur de notre intelligence.
Mais le mirage se dissipe assez vite. Les morceaux sont trop longs et on n’est pas plus sûrs que les membres du groupe que l’idée de Turner Cabotin de l’Espace aussi bonne qu’elle en a l’air. A vrai dire, passée la surprise des débuts, on s’emmerde assez vite dans cet album sans chansons. Star Treatment, à l’ouverture, sonne comme une morne plaine sans inspiration dont on traverse les presque 6 minutes en se demandant si ce voyage lunaire est bien raisonnable à notre âge. The World’s First Ever Monster Truck Front Flip, l’un des morceaux les plus cools, à la façon de Pet Sounds, sent le renfermé et ne vibre pas de l’intérieur. Que dire d’une purge telle que Science Fiction qui n’est qu’un exercice de style fermé et complaisant ? Le ton confessionnal utilisé par Turner dans son chant est répétitif et rébarbatif, souvent exagérément déclamatoire et agaçant (She Looks Like Fun). Tout nous donne ici l’impression d’être fait au détriment des chansons. Certains bons moments (American Sports, bowiesque en diable, Tranquility Base Hotel + Casino, exercice soul subtil) sont soit gâchés par une mise à distance excessive ou par la répétition des motifs qui les entoure. On ne peut rien faire pour le rasoir Batphone, pour nous le ratage le plus emblématique de l’entreprise. La chanson n’a à peu près rien pour elle et ne tient que sur des effets de manche, à la production et au chant, qui tentent vainement de la faire tenir debout pendant plus de quatre minutes. On peut aimer le sentiment d’intimité procuré par le disque et saluer la tentative de réinterpréter la « torch song » dans un contexte galactique des Arctic Monkeys, mais, d’où qu’on se place, cela ne fonctionne pas.
Il n’y a plus de personnages à observer à cette altitude : le roi est nu, seul et un peu con. The Ultracheese, qui referme le bal, est paradoxalement ce qu’il y a de meilleur ici. C’est la seule chanson (parce qu’elle s’appuie sur le motif dessiné par Fats Domino) qui sonne réellement et justement vintage, la seule chanson qui porte un regard sur l’Ancien Monde qui ne soit pas surjoué. Le morceau atteint cette émotion qu’on a lorsque Starlord écoute un morceau de vieille pop dans les Gardiens de la Galaxie, l’émotion d’un Bruce Willis qui écoute la radio dans l’Armée des Douze Singes ou d’un Harrison Ford en larmes dans Blade Runner. Il y a des instants qui valent de l’or. Celui-ci en fait partie. Ils sont rares et contiennent bien plus qu’un album.