Peu de chansons peuvent se targuer d’avoir inspiré un jeu pour la radio. C’est le cas de Frankie Teardrop, le dernier morceau du premier album de Suicide, qui aura été pendant une dizaine d’années entre 2000 et 2013 l’un des moments clés du Best Show, une émission à succès animée par l’acteur Tom Scharpling pour WFMU. Emission culte et jeu qui ne l’était pas moins où les auditeurs étaient invités à écouter les dix minutes et vingt-six secondes de la version originale studio du titre d’Alan Vega et Martin Rev, seuls et si possible dans le noir complet, puis à enregistrer leur propre réaction. Le challenge Frankie consistait simplement à aller au bout de la diffusion et à soutenir la radicalité du morceau, par des cris, des pleurs, des suffocations. Assez peu atteignaient la fin du morceau. D’aucuns considéraient Frankie comme la pire chanson jamais enregistrée. Qui pourrait bien avoir envie d’écouter ça ? Est-ce vraiment de la musique ?
New York 1977
Depuis son apparition dans le set du groupe, Frankie Teardrop a toujours été considérée comme un monstre de foire, une chanson terrifiante, trop radicale pour l’époque, trop longue et agressive mais en même temps visionnaire et préfiguratrice de tout ce qui allait suivre après : de la no wave new-yorkaise, à l’indus et au post-indus. Suicide s’est fait cracher dessus à cause de Frankie et balancer des tonnes d’ustensiles sur la tronche. Il y a eu des bagarres en son nom et des milliers de personnes qui sont sorties en rogne rien qu’à l’écouter. Lorsque sort le premier album de Suicide, on est en décembre 1977. A New-York bien sûr, là où tout se passe, qui n’a à peu près rien à voir avec le New-York d’aujourd’hui. L’hypercentre de l’époque est en ruines, hanté par des épaves, des drogués, et constitué en grandes parties d’appartements à l’abandon, de grands lofts désaffectés, où se sont réfugiés des marginaux et des artistes encore inconnus. Vega et Rev travaillent ensemble depuis 1969. A l’échelle du rock, on peut considérer que cela fait une éternité que ces deux-là se sont rencontrés. Vega est un artiste débridé, qui aime autant Iggy Pop que James Brown, un gars qui n’a jamais vraiment chanté mais qui a un style et une étude qui rappelle vaguement Elvis. Vega est un poète beat arrivé quelques années trop tard mais qui, pour cette raison, est en avance d’un train. Martin Rev aurait pu faire carrière dans le jazz et a pris des cours avec quelques-uns des plus grands pianistes de l’époque. Il a développé depuis tout jeune un goût du rock primitif et du doo-wop, un sous-genre romantique dérivé du rythm n blues venu des années 50.
A eux deux, Rev et Vega ont inventé une musique sans équivalent, la musique du futur, l’électro-punk ou un machin dans le genre. Il y a quelques groupes qui font des choses radicales comme Wayne County, par exemple, mais Suicide est unique en son genre. Rev compose à partir d’un tapis de sons qui anticipe le drone. Son équipement est primitif : un clavier, une boîte à rythme sommaire et au milieu des tas de bidules connectés qui produisent des distorsions, des échos et des sons bizarres. Le dispositif sera étoffé par la suite mais pour l’heure, c’est un agrégat foutraque d’électricité et de clavier à deux doigts qui a la particularité de jouer à la fois la mélodie et le rythme, dans la même séquence. Souvent, le rythme provient d’un grésillement ou d’une vibration qui remonte du cœur même de la Machine et que Rev ajuste de façon complètement artisanale. Il faudra attendre un peu pour que Rev ajoute des samples et des boucles. Il reviendra à plusieurs reprises au strict minimum histoire de retrouver cet instant primitif où il n’y avait que Vega, lui et l’électricité. Vega et Rev font du rock qui dépasse le rock, du punk qui rend les punks baba. C’est une atrocité visionnaire, dérangeante, arty et populaire à la fois.
La musique de Suicide se balade entre 1972 et 1977 dans nombre de clubs new-yorkais. Partout où elle passe, les réactions sont quasi unanimes : Suicide est le groupe le plus atrocement génial de l’époque. Personne ne veut les signer. Qui achèterait un disque avec ça dessus ? Dans le monde des freaks, ces deux-là sont des rois et des minables à la fois. Les maisons de disques rodent et tentent parfois de miser sur un poulain mais New-York est alors une bulle dont peu réussissent à s’échapper en gardant leur intégrité. Certains manageurs rusés repèrent les talents et les font fructifier. Il y a Television, les New York Dolls, les post-punks et les pre-punks, les Dead Boys et quelques autres. Lydia Lunch. The Contorsions. Des tas de groupes dont on entendra parler et qui franchiront le pas du succès mais Suicide n’essaie même pas. Ces deux-là sont condamnés à la clandestinité, figures centrales et pourtant étonnamment périphériques, attirantes et répulsives à la fois.
Il faut attendre 1977 pour que Marty Thau, l’ancien manageur des Dolls justement, propose à Vega et Rev d’entrer en studio pour le compte de sa structure nouvellement fondée Red Star Records. Cela tombe bien. Dans une autre vie, Marty Thau a produit quelques-uns des titres les plus célèbres et les plus cools du garage rock des années 60, dont la chanson 96 Tears de Question Mark and The Mysterians qui est l’une des préférées du duo depuis toujours. Thau prendra sa part de l’histoire et jouera un rôle clé dans l’émergence de Blondie et de Richard Hell. Avec Suicide, il tient un groupe frère, mal aimé et qui n’a rien perdu de son énergie et de sa rage malgré cinq années passées à traîner sa misère magnifique. Le premier album du groupe est enregistré en quatre jours. Les hommes connaissent leurs chansons par cœur et les enchaînent dans les conditions du live.
Nous sommes tous Frankie
Une fait exception : ce sera Frankie Teardrop. Le morceau existe et a été travaillé par Rev et Vega, mais le chanteur n’en est pas tout à fait satisfait. Le titre original s’appelle Frankie Teardrop The Detective Meets The Space Alien. Il fait aussi 10 minutes et 36 secondes et la musique est identique à celui qu’on connaît aujourd’hui mais le texte et le chant sont fondamentalement différents. Le morceau est d’inspiration burroughsienne, une histoire d’alien, de folie douce et d’abduction. Vega n’est pas certain que la plage s’intègre au reste de l’album qui a pour particularité de parler des « street people ». C’est la marque de fabrique du groupe : une musique qui parle de la vie de tous les jours, des créatures qu’on y croise et de la difficulté de joindre les deux bouts. Frankie Detective est enregistrée une première fois avec ce premier texte. Marty Thau n’y trouve rien à redire. Le producteur Craig Leon, qui a importé les techniques reggae dans la production des basses et des rythmes de Suicice, a l’air plutôt satisfait. Après tout, ce n’est que de la musique. Et l’on pense en rester là. Mais Thau a quelques remords. Pas uniquement pour Frankie mais pour le reste de la production qu’il ne trouve pas à son goût. Il repart en studio et repasse à la moulinette quelques titres dont il change l’équilibre : plus de voix, léger nettoyage du bruit de fond, recherche d’un peu plus de clarté dans le mix. C’est le traitement que subit Cheree, l’une des plus belles chansons d’amour chantée par Vega et qui annonce le magnifique Dream Baby Dream qui suivra. Vega est invité à repasser par la case studio pour des raisons techniques et tombe dans le métro sur une coupure de journal. Rubrique fait divers : un ouvrier, abîmé par le travail à l’usine et au bout du rouleau, vient de massacrer sa famille dans la périphérie de New-York car il ne supportait plus de vivre dans la pauvreté. Il a tué sa femme, ses deux enfants au fusil, avant de se faire sauter le caisson.
Vega tilte immédiatement. C’est Frankie. Celui qu’il cherchait depuis longtemps. Le tueur désespéré. Le personnage palimpseste qui était sous la précédente à l’encre sympathique et qu’il n’avait pas réussi à faire sortir. La réalité sociale frappe à sa porte. Vega l’ouvre tout grand. Frankie devient pour lui l’image du quotidien qui est dur à porter, de la vie de famille qui écrase les aspirations artistiques, de la pénibilité au travail. En clair, l’image de la vie. Vega et Rev sont des gens normaux. Plus âgés que la moyenne des artistes de l’époque, ils ont une femme et une charge de famille. Ils ne sont pas là pour s’amuser et se tiennent (un peu) à l’écart des excès de drogues et de boissons. A bien des égards, ce sont des travailleurs comme les autres. Frankie prend forme en studio au deuxième appel. Il est là. Vega écrit un nouveau texte et le hurle comme un loup hurle à la lune. Il hurle à la mort et terrifie les ingénieurs du son qui se tiennent à ses côtés. Personne n’a jamais entendu ça. Frankie est né pour exprimer toute la rage d’un lumpenproletariat qui a assuré la croissance du pays et dont on bafoue l’honneur et la dignité en lui offrant des conditions de travail dignes du XIXème siècle. Le capitalisme américain serait-il un mirage ? La société de consommation une illusion qui, après l’apogée des années cinquante, est en train de devenir inaccessible au plus grand nombre ?
Frankie est la grande chanson révolutionnaire et politique de la fin des années 70. On peut rire avec les Clash et les Pistols, les Angelic Upstarts mais Suicide a proposé avec Frankie une description quasi définitive de l’oppression sociale qui fait froid dans le dos. En concert, Vega économise ses effets et ne jouera Frankie qu’avec parcimonie. Il mettra en avant plus tard le morceau Harlem, comme son pendant anti-raciste. Même violence. Autre cause. « We are All Frankie », l’entendait-on dire assez souvent avant d’entonner son hymne cataclysmique. Frankie déchaîne le chaos pour cette raison même qu’il énonce l’absurdité existentielle au coeur de la vie des classes moyennes sans l’abri d’un dispositif artistique. Aucun espoir. Rien que le sang et le noir. Rien que l’angoisse et la peur. Pas étonnant du reste si l’un des plus grands fans de Suicide aux Etats-Unis est Bruce Springstreen qui reprendra brillamment Dream Baby Dream. Street people.
En rejouant le Frankie Challenge, comme on tournerait un film pour teenagers, l’acteur Tom Scharpling n’a fait que tendre à tous les Frankie potentiels un miroir pour se regarder. Tous Frankie oui, tous condamnés d’une façon ou d’une autre, à l’injustice et à résister à une chute dans le grand précipice. La vie normale est un héroïsme. Une guerre permanente contre sa propre colère et contre la tentation d’éclater en mille morceaux. C’est ce que dit Frankie et ce que diront à leur manière toutes les grèves et les demi-révolutions du futur. A l’insupportable, nul n’est tenu.
Frankie Teardrop, Le dernier morceau de l’album est enregistré en quelques heures dans la version qu’on connaît. Frankie le détective et ses extra-terrestres est relégué au placard pour les trente années qui suivent. On ne l’en sortira que pour fêter le 70ème anniversaire de Vega. Frankie le meurtrier prolétaire et fou de rage prend sa place. D’un point de vue artistique, les deux chansons existent quelque part encore l’une dans l’autre, l’une sous l’autre, en palimpseste beat. Il y a du Burroughs dans le déchirement qui conduit le tueur à sa perte. Il y a des forces occultes et une vie organique qui s’est perdue. Tous Frankie. Tous voués à l’enfer.
Frankie teardrop
Twenty year old Frankie
He’s married he’s got a kid
And he’s working in a factory
He’s working from seven to five
He’s just trying to survive
Well lets hear it for Frankie
Frankie Frankie
Well Frankie can’t make it
‘Cause things are just too hard
Frankie can’t make enough money
Frankie can’t buy enough food
And Frankie’s getting evicted
Oh let’s hear it for Frankie
Oh Frankie Frankie
Oh Frankie Frankie
Frankie is so desperate
He’s gonna kill his wife and kids
Frankie’s gonna kill his kid
Frankie picked up a gun
Pointed at the six month old in the crib
Oh Frankie
Frankie looked at his wife
Shot her
« Oh what have I done? »
Let’s hear it for Frankie
Frankie teardrop
Frankie put the gun to his head
Frankie’s dead
Frankie’s lying in hell
We’re all Frankies
We’re all lying in hell
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