Avec eux, c’est toujours un peu la même question : que faut-il attendre d’un album de Godspeed You! Black Emperor, 27 ans maintenant après le séminal F♯ A♯ ∞ dont on sait à présent qu’il n’était pas tout à fait le premier disque du collectif montréalais mais qui posait les bases de ce qu’allait être tout au long de trois décennies, deux si l’on considère le break de 2002 à 2012, la musique d’un groupe devenu pivot ? Si pour une fois à première vue, la pochette nous ferait plus penser à un disque de The Sea And Cake, impression renforcée par les autres photos de l’artwork, étonnamment plus lumineuses que ce à quoi le collectif nous avait habitué, l’écoute, elle, de No Title As Of 13 February 2024 28 340 Dead, ne ressemble à rien d’autre qu’à un album de GY!BE ; vous nous pardonnerez l’usage de l’acronyme, on en a connu des pires et celui-ci claque bien. Long, vallonné, électrique, alternance de compositions épiques dépassant aisément les 10 minutes et de pièces plus courtes, parfois plus abstraites et expérimentales. Toujours ces titres cryptiques s’il en est mais dont on devine bien vite ici qu’ils font référence à l’actualité qui secoue encore un peu plus sérieusement notre monde depuis octobre 2023. 28 340 morts à Gaza en date du 13 février, probablement le jour de la fin de l’enregistrement ; c’est qu’il fallait bien arrêter une date même si le compteur lui n’a pas cessé de tourner depuis.
GY!BE a toujours été un groupe politisé mais qui a choisi de se taire. C’est un choix louable qui évite déjà les textes creux et convenus parce que la guerre c’est mal d’autant que les méchants ne sont pas très gentils. Au lieu de ça, hormis l’activisme quotidien des membres du collectif, ce choix permet de se focaliser sur la pochette, les notes et les titres, le tout enveloppant une atmosphère qui va finir par refléter la réalité. On a toujours entendu dire que la musique des canadiens était cinématographique mais ici, elle prend des airs de BO de reportage de guerre, violon à l’épaule comme une caméra, guitares en bandoulière telles un bon vieux Contax ; le disque s’accorde aussi très bien de la relecture de l’excellent Palestine du dessinateur américain Joe Sacco. GY!BE témoigne à sa façon, milite aussi : la guerre arrive, n’abandonnez pas, accrochez-vous et choisissez votre camp. Eux ont depuis longtemps choisi le leur, celui de la lutte des peuples contre toute forme d’impérialisme et comme elle n’est pas partie pour pouvoir s’arrêter, inlassablement, ils écrivent et réécrivent la bande originale de ce combat.
Changer, pourquoi faire ? Le monde ne change pas lui, toujours aussi violent et oppressant, toujours sur le fil, pas loin de basculer définitivement ; à d’autres la pop. Alors, sans cesse, GY!BE exprime à la façon qui lui convient le mieux sa vision de ce monde pas encore tout à fait apocalyptique ; enfin, ça dépend pour qui. Les nuances que le collectif introduit dans sa musique sont à peine perceptibles. Sun Is A Hole Sun Is Vapors après une introduction vrombissante a beau prendre des airs orientaux et nous laisser croire avec son faux rythme lascif teinté de free jazz qu’il va finir par laisser entrer la lumière, on est vite rattrapé par la réalité d’un Babys In A Thundercloud qui prend des allures de montagnes russes mais pratiquées de nuit, tous feux éteints. La musique du collectif est toujours aussi précise et incisive, serrant les dents pour ne pas complétement exploser de rage même si, comme toujours, les accès de colère légitimes face aux injustices viennent à intervalles réguliers nous rappeler à quel point le groupe maitrise, peut-être comme personne, cet art de la montée en tension. Pale Spectator Takes Photographs en est un autre exemple d’école, presque trop académique peut-être même si on se laisse emporter bien volontiers dans ce tourbillon hypnotique qui ne cesse d’aller et venir.
No Title As Of 13 February 2024 28 340 Dead, c’est sans doute sa singularité dans la discographie des canadiens, joue plus que jamais sur ce contraste entre lumière et noirceur. Alors que le groupe pouvait décliner sur ses albums précédents de longues variations de drone noir, faisant d’ailleurs le lien entre ses fans issus du post-rock et ceux venant de l’émo voire du doom, seul ici Raindrops Cast In Lead fait office avec ses 3 minutes 30 d’un intermède véritablement sombre et inquiétant évoquant une froide nuit dans le désert, rare répit inconfortable avant que ne reprennent les hostilités. Le jour levé, lorsqu’on les observe attentivement, les tâches qui ornent ce ciel bleu immaculé ne sont pas des erreurs d’impression mais bien des hélicoptères de combat qui montent à l’assaut au son de l’épique Grey Rubble – Green Shoots, avec la même intensité que Coppola utilisait les Walkyries pour une scène d’anthologie d’Apocalypse Now. Sauf qu’ici, le morceau se termine dans un retour au calme d’une profonde beauté, comme le signe d’une flamme d’espoir et de justice qu’il convient de toujours entretenir ; sait-on jamais.
Au-delà de ses engagements, artistiques, citoyens, politiques, Godspeed You! Black Emperor demeure un collectif à part dans le paysage musical. Comme bien d’autres, on imagine que plus jamais ils ne parviendront à véritablement nous surprendre en dépassant les fondamentaux que chacun placera où il voudra, mais sans doute plutôt dans la première partie de la vie du groupe. Pourtant, depuis leur retour en 2012 pour cette seconde vie finalement plus prolifique que la première, sans surprendre ni renouveler grand-chose, les canadiens conservent cette aura d’intouchable, ce groupe qu’on n’a pas du tout envie de ne pas aimer, même quand il semble tourner un peu en rond ou que, contrairement aux redoutables Apaches de l’artwork, il manque parfois sa cible. No Title As Of 13 February 2024 28 340 Dead n’est ni raté, ni même ennuyeux ; il est formellement et finalement tout ce que l’on attend d’un album de GY!BE. On aimerait juste qu’ils parviennent encore à vraiment nous emporter.