Il y a très peu de chansons faibles parmi les 73 enregistrées par The Smiths de leur vivant. A l’exception peut-être d’Accept Yourself qui est une chanson de jeunesse (1983), toutes ou presque (Work Is A Four Letter Word, I Keep Mine Hidden et Golden Lights) se situent plus près de la séparation définitive du groupe que de sa mise en branle. Si certains de ces morceaux ont leurs défenseurs (I Keep Mine Hidden peut s’apprécier avec un peu de mauvaise foi), il y a très peu de personne parmi les connaisseurs du groupe qui seraient prêts à mourir pour Golden Lights.
Enregistrée en juin 1986 lors d’une session londonienne menée par le producteur maudit John Porter d’où allaient émerger l’excellent Ask et une version démo (et enterrée) de Is It Really So Strange ?, Golden Lights est une bizarrerie. C’est toujours un morceau des Smiths sans les Smiths. Si Morrissey est bien présent en studio à ce moment, ainsi que Johnny Marr, Andy Rourke et Mike Joyce n’en sont pas. Le producteur John Porter fait office de béquille à Morrissey qui profite d’un moment de flottement pour imposer à ses acolytes, Marr donc et Craig Gannon (le guitariste qui a rejoint le groupe depuis quelques temps), de s’intéresser à cette reprise. Il est probable (même si pas authentifié, personne n’ayant trouvé utile de mener une enquête rigoureuse sur cet instant précis) que Morrissey ait dégainé alors de la poche de son trench-coat une cassette où figurait la version originale du titre, interprétée par la chanteuse Twinkle en 1965, pour rafraîchir la mémoire des autres.
Car, Golden Lights, connue pour être la pire chanson des Smiths et que les amateurs ont moqué jusque dans un (faux) épisode des Smiths, est évidemment une reprise et pas une chanson originale. Ce n’est évidemment pas la première fois que Morrissey embarque le groupe en direction d’une de ses obsessions. Sandie Shaw est déjà passée par là mais était une icône partagée par les deux têtes pensantes du groupe. Cette fois, ce n’est clairement pas le cas. Johnny Marr trouve la version de Twinkle horrible et ne s’en cache pas. Il s’abstient de participer aux travaux autrement qu’en en causant et ne daignera pas sortir son instrument pour y ajouter sa touche personnelle. Golden Lights est donc la seule chanson de The Smiths qui se joue « à la minorité », c’est-à-dire en mettant en scène un seul des quatre membres originaux. C’est John Porter qui programme la boîte à rythmes qui emmène le morceau dans ces contrées sinistres et Gannon qui fait le reste du travail. Les voix sont assurées par un Morrissey au comble de l’extase et par Kirsty Mac Coll, l’amie du groupe, conviée pour l’occasion. L’histoire ne dit pas combien il fallut de temps pour graver ce chef d’oeuvre mais on se souvient que le spectacle ébranla suffisamment Johnny Marr pour qu’il se demande, ce jour-là, peut-être pour l’une des premières fois ce qu’il foutait avec ce type. Dans les faits, il ne se passera plus si longtemps entre cet enregistrement et l’explosion du plus grand groupe mancunien de tous les temps (ok, c’est une phrase à l’emporte-pièce) qui interviendra au début du printemps 1987, après l’enregistrement des titres qui composeront le dernier album du groupe, Strangeways, Here We Come.
Alors que Morrissey se lance à coeur et corps perdus dans Golden Lights, le groupe n’est pas encore à l’agonie et a encore un paquet de belles chansons devant lui, mais c’est quasiment sa dernière réunion en studio avant d’entamer à l’été 1986, précédée de quelques dates anglaises, une grande tournée sur le continent américain. Ces dates grandioses qui ramèneront le groupe pour un dernier tour d’Angleterre triomphal sur la fin d’année épuisent un Johnny Marr qui ne sait plus où donner de la tête entre ses responsabilités de manageur du groupe et la direction musicale d’un quatuor/quintet dont le succès le dépasse depuis longtemps. Qui de Golden Lights ou du burn-out a eu la peau de The Smiths ? Les biographes sont partagés et Marr lui-même dans sa remarquable autobiographie, toujours disponible au Serpent à Plumes, ne désigne pas le coupable. Il n’en reste pas moins que Golden Lights a joué un rôle majeur dans l’ébranlement de l’équilibre artistique du groupe et le désamour silencieux que se porteraient, par la suite, les deux meilleurs amis du monde. Est-ce que cela valait la peine de s’énerver ?
Golden Lights est-il si horrible ?
Oui et non. Golden Lights finira consacrée pour l’éternité en face B du single Ask qui sort en octobre 1986. La chanson phare a elle-même été l’occasion d’un bras de fer entre le chanteur et son guitariste autour du mix final. Morrissey, jaloux de la complicité entretenue par Marr avec le producteur John Porter, avait en effet exigé que le morceau soit repris par l’ingénieur Steve Lillywhite avant qu’on ne revienne pour apaiser les esprit sûrement à une version intermédiaire. Cemetry Gates suivait et Golden Lights fermait donc la marche. On la retrouverait également en bonne place sur l’excellente compilation Louder Than Bomb, façonnée par Rough Trade pour le marché américain. Non content d’avoir emmené le groupe dans cette galère, Morrissey plaçait à deux reprises l’outrage sur vinyle.
La version originale s’écoute encore aujourd’hui avec tendresse. Si Morrissey tenait tellement à réinterpréter cette chanson qui date de 1965, c’est parce que son auteur et interprète, Twinkle, de son vrai nom Lynn Annette Ripley, figurait parmi la liste (nombreuse) de ses héroïnes personnelles. On connaît l’attachement du chanteur pour cette pop romantique et brillante des années 60 : Sandie Shaw et quelques années plus tard Dana Gillespie, dont on parlait il y a peu, en sont de bons exemples. Parmi les stars de l’époque, Twinkle arbore un profil atypique. Fille de bonne famille, elle entre dans le métier à 16 ans à peine, aidée par les bons offices de son père, de son boyfriend (membre du groupe The Bachelors) et de sa soeur, journaliste musicale. Son premier enregistrement, Terry, cartonne dans un registre qu’on évoquait récemment avec le morceau Johnny Remember Me (bien plus cool) de John Leyton : celui des chansons tragiques sur l’adolescence. Terry est un drame (uen death song) remarquable que Twinkle chante et écrit elle-même, une vraie singularité à l’époque où les chanteuses sont surtout embauchées pour chanter les travaux des autres. La trame est classique mais fonctionne parfaitement : la mort d’un petit copain dans un accident de moto. La production est soignée et on retrouve (comme souvent à l’époque) l’immanquable Jimmy Page dans les musiciens de studio qui accompagnement le morceau. (Cela n’est pas le sujet mais les spécialistes pourront établir un lien entre Terry et There Is A Light That Never Goes Out…. la plus belle death song de toutes)
Si Johnny Marr avait croqué la pomme…
Après Terry, Twinkle reprend Golden Lights qui sera son deuxième et même second gros hit, avant que sa carrière ne s’étiole relativement vite. Elle interprète juste après une version en anglais de la Poupée de Cire, Poupée de Son de France Gall et Serge Gainsbourg, une ou deux compositions personnelles puis disparaît progressivement des radars. Elle gardera un pied dans le milieu en collectionnant des aventures fameuses avec quelques acteurs en vue ou plus obscurs, mais aussi des musiciens comme le chanteur des Herman’s Hermits, Peter Noone. Est-ce sa forte personnalité, sa blondeur ou son côté féministe qui séduit Morrissey? Lorsque la chanteuse disparaît en 2015, le chanteur de The Smiths signera un billet émouvant pour célébrer sa mémoire. Si Morrissey choisit Golden Lights pour son groupe, c’est parce que le thème de la chanson est au coeur de ses obsessions du moment : la célébrité et la manière dont elle passe.
Golden lights displaying your name
Golden lights – it’s a terrible shame
But oh, my darling
Why did you change?
Boy in a million, idol, a big star
I didn’t tell you how great you were
I didn’t grovel and scream
And rip your brand new jacket at the seams
You made a record and they liked your singing
All of a sudden the phone stops ringing
I never thought you would let
The glory make you forget
Cela ne vous rappelle rien ? Si Golden Lights est effectivement une chanson traumatisante pour Johnny Marr et semble un contre-sens musical et stylistique parfait par rapport au travail du groupe, c’est une chanson dont le texte et l’atmosphère étaient à 100% en phase avec les textes qui allaient constituer la contribution du chanteur à Strangeways, Here We Come. On peut considérer, sans se trop se forcer, que Morrissey lorsqu’il compose Paint A Vulgar Picture ne fait qu’offrir un prolongement assez génial (en termes d’écriture et de renversement de perspective) au morceau de Twinkle.
I walked a pace behind you at the soundcheck
You’re just the same as I am
What makes most people feel happy
Leads us headlong into harm
So, in my bedroom in those ‘ugly new houses’
I danced my legs down to the knees
But me and my ‘true love’
Will never meet again…
At the record company meeting
On their hands – at last! – A dead star !
But they can never taint you in my eyes
No, they can never touch you now
No, they cannot hurt you, my darling
They cannot touch you now
But me and my ‘true love’
Will never meet again
Les deux chansons parlent de la même chose : le succès, la manière dont il vient, la façon dont le chanteur ou la chanteuse est exploitée jusqu’à l’épuisement par son entourage (maison de disques, etc) avant de sombrer dans l’anonymat, la tristesse et la mort. Avec la distance, l’effet miroir est évidemment renforcé puisqu’on peut imaginer que la chanson de Twinkle (ce dont Morrissey a conscience) était en 1965 prémonitoire de ce qui arriverait à la jeune femme triomphante. Morrissey à travers Paint A Vulgar Picture se place dans la peau d’un admirateur attendri et affligé, en même temps qu’il chante depuis sa propre position, c’est-à-dire celle d’un chanteur à succès dont l’industrie est en train d’absorber l’énergie vitale. Il est ainsi la chanteuse (Twinkle d’hier et du futur, celle de son propre morceau) et son propre personnage. Dès lors, difficile de considérer que les Smiths ont commis une erreur complète en s’essayant à cette reprise.
Lorsque The Smiths enregistre Golden Lights, Marr ne peut pas savoir à quel point ce titre fait écho aux préoccupations de Morrissey. Concentré sur son style musical, épuisé par la tournée américaine, il n’est plus capable de discerner le lien intime qui relie Morrissey à cette gloire passée de 20 ans et ne retient que la provocation musicale et la situation du titre aux antipodes de ce qu’il a envie de faire. Le résultat est certes complètement nul, un peu kitsch et presque attendrissant mais l’interprétation, renforcée par la prestation de Kirsty Mc Coll, tient la route et ne fait pas tâche dans le canon thématique du groupe. Avec le contour de Marr, il est probable que Golden Lights aurait pu avoir une toute autre allure. A cet instant, le musicien n’était juste pas prêt à faire l’effort nécessaire pour le réincorporer dans leur univers.
En conclusion, on n’ira bien évidemment pas jusqu’à engager un travail de réhabilitation du morceau. Il y a tellement à dire, à écouter et à faire autour de cette oeuvre pour qu’on ne s’attarde pas trop longtemps sur ce semi-ratage. Il n’en reste pas moins que Golden Lights est une chanson qui aurait pu avoir sa place dans l’oeuvre des Smiths si elle n’était devenue le témoin, le symptôme et le résultat d’une incapacité manifeste et croissante de Marr et Morrissey à s’écouter. Avec le recul, elle devient attachante par la discorde qu’elle a introduit entre les deux hommes. A l’échelle du groupe, Golden Lights est une pomme empoisonnée. Le groupe est mort parce que Johnny Marr a refusé de la croquer.
Crédit photo : pochette du single Ask sur lequel figure Golden Lights.