[Chanson Culte #32] – Telstar de Joe Meek : la chanson du futur et le meurtre de Miss Shenton

Telstar de Joe MeekLe rock disparaîtra quand il n’y aura plus personne pour raconter ces petites histoires de vie et de mort qui l’entourent. Parmi elles, le destin du producteur, quasi inconnu de ce côté-ci de la Manche, Joe Meek est l’une des plus sombres et spectaculaires. Elevé dans un milieu assez modeste, Joe Meek se passionne très jeune pour la bidouille, l’électronique naissante, les microphones et tout ce qui touche au son. Il finit par monter à Londres (descendre, en fait, puisqu’il est originaire du Gloucestershire) où il se fait d’abord embaucher par une enseigne d’électronique avant d’accrocher un poste d’ingénieur du son ans une boîte de production qui enregistrait des émissions et des concerts itinérants pour Radio Luxembourg. C’est dans ce milieu que le jeune homme commence à faire des étincelles et développe diverses techniques pour palier les faiblesses techniques des équipements de l’époque. Prenant la route avec l’émission Music For Lonely Lovers, il soude, répare, invente des petits dispositifs qui lui permettent de capter n’importe quel son. De fil en aiguille, le jeune Joe Meek progresse et s’émancipe. Il fonde en 1960 son propre label Triumph Records pour lequel il signe quelques compositions et productions spectaculaires. Recherché par les plus grandes maisons de disques, les productions de Meek se caractérisent par leur ambition et leurs innovations. Meek maîtrise à la perfection les systèmes d’écho en même temps qu’il fait progresser à la vitesse de la lumière le travail en (fausses) multipistes. Il invente des micros et donne un coup de jeune au travail en studio en captant les musiciens qu’il installe dans des chambres distinctes avant de mélanger les sources de sons. Son sens des choeurs et des arrangements fait merveille et lui vaut une première reconnaissance majeure avec le tube Angela Jones de Michael Cox, une chanson à la mélodie imparable et à l’intensité remarquable.

Malgré le talent de Joe Meek, Triumph Records manque de surface commerciale et baisse pavillon. La concurrence est rude et Meek est considéré comme un trublion qui veut imposer un modèle de production indépendante aux grands studios eux-mêmes dotés de leurs propres studios tenus par des producteurs maison. Meek s’associe alors avec un industriel du plastique (et détaillant de jouets), le Major Banks (fasciné par la quantité de plastique que génère la fabrication des vinyls!), pour fonder la RGM Sound Limited (de son nom Robert George Meek). Il installe son studio dans un grand appartement en triplex du 304 Holloway Road à Islington, situé juste au dessus d’une boutique de maroquinerie tenue par Violet Shenton, sa logeuse et propriétaire. C’est là que la légende commence.

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Le style « Meek » s’impose, pionnier et génial, révolutionnant les techniques de prise de son. Il installe les quatuors à corde dans la salle de bains, mure les fenêtres et coule des couches de plastique au sol pour gagner en qualité acoustique. Shenton tape au plafond avec un balai quand il y a trop de bruit. Meek lui offre le thé pour compenser et se confie parfois à elle quand il ne l’insulte pas. Il perce les murs et fabrique des tas de dispositifs permettant de faciliter, d’atténuer ou d’amplifier les réverbérations ou au contraire de créer des mécanismes d’écho. L’appartement se change en une sorte de laboratoire pour savant fou et voit défiler la crème de la pop entre les câbles, les prises. Meek passe d’une pièce à l’autre, d’un étage à l’autre. Il soude, construit des chambres d’écho, joue au chef d’orchestre menant tout son petit monde à la baguette vingt heures sur vingt quatre et sept jours sur sept. L’homme est ambitieux, irascible, instable et colérique. Il est aussi attachant, sensible et soumis à des sautes d’humeur renforcées par ses prises de cachets, de drogues et d’amphétamines. En 1961, il signe un premier gros succès avec Johnny Remember Me, interprété par l’acteur chanteur John Leyton (qu’on reverra plus tard dans la Grande Evasion, le film, aux côtés de Steve Mc Queen), une chanson morbide (« death song ») que Leyton interprète plusieurs fois sur ITV dans le cadre du feuilleton dans lequel il joue. Le morceau est là aussi remarquablement produit. Meek réussit à faire sonner Leyton dont la voix est pourtant sans grand éclat comme s’il faisait chanter Sinatra ou Elvis. Le succès du titre est phénoménal et ouvre une période faste pour le producteur, manageur qui vole alors de succès en succès.

L’urinoir, le Mur de son et le studio

Meek qui signera sur toute sa carrière autour de 600 titres et productions travaille comme un damné. Il manage des groupes, promeut ses artistes, enregistre, compose (parfois en association avec le compositeur Geoff Goddard) et conduit les opérations… sans aucune connaissance musicale ou presque. La nuit, lorsque l’inspiration lui vient, il s’enregistre pendant des heures et chantonne (faux) le son des voix et des instruments. Il n’écrit pas la musique et est doté d’une très mauvaise oreille et passe ainsi des heures ensuite à dicter aux musiciens ce qu’il attend. Ses sessions sont interminables et chaotiques mais accouchent de chansons magnifiques et au son immédiatement reconnaissable. Meek, dans l’histoire des productions, est l’équivalent anglais de Phil Spector. Là où Spector se spécialise dans son Mur de Son en captant de grands ensembles dans les conditions du live pour créer un édifice sonique autour du chanteur, Meek est le premier magicien des studios et celui qui aura la postérité la plus fructueuse. Il isole les musiciens, procède par addition de pistes et de couches, construit le morceau en assemblant les prises et en multipliant les essais. Il préfigure ainsi ce que feront à sa suite des types comme Brian Wilson ou les Beatles. Il refusera d’ailleurs la proposition de Brian Epstein de prendre en charge les premiers enregistrements du quatuor de Liverpool, persuadé que le groupe et le son qu’il incarne (la Mersey Beat) n’ont aucun avenir. En coulisses, la vie de Meek est moins rigolote. Homosexuel « caché », il fait passer des castings canapé à nombre de chanteurs et musiciens qui font la queue quotidiennement au pied du studio. Il les invite à l’étage et nourrit son insatiable libido. Il harcèle régulièrement les jeunes hommes et tyrannise son groupe maison les Tornados qui accompagnent bon nombre des chanteurs pour lesquels il travaille.En guise de hobby, Meek est un spirite et fait tourner les tables plusieurs fois par semaine. Il prévoit (mal) la mort de Buddy Holly à qui il transmet un message de mise en garde quelques années avant sa mort. C’est le fantôme du chanteur qui lui parle souvent et lui prédit le succès (ou non) des morceaux qu’il compose. Entre ses amours nocturnes (Meek fréquente les urinoirs de rencontre où il suce des visiteurs du soir) et l’occultisme, entre les drogues et le surmenage lié à l’énorme pression qui l’accompagne, Meek est souvent au bord de l’implosion.

Telstar, Ground Control to Major Banks

En juillet 1962 (on y vient enfin), il suit le lancement du premier satellite de communication (commercial) Telstar 1 destiné à relayer les ondes radio et télé entre les Etats Unis et l’Angleterre. En pleine nuit, Meek, accessoirement grand fan de SF, a l’idée d’un morceau qui honore ce lancement révolutionnaire. Il compose le hit instrumental Telstar, interprété par les Tornados, en mettant en oeuvre tout ce qu’il connaît du son du futur. Le titre est prodigieux. Le clavioline utilisé par Meek préfigure clairement ce qui sera réalisé plus de dix années plus tard par les synthés. Meek intègre des sons saisis sur le vif qui font de cette composition fascinante le PREMIER MORCEAU DE L’ERE DIGITALE OU ELECTRONIQUE et un jalon historique majeur dans l’histoire des musiques populaires. Par delà la mélodie et son interprétation, Telstar dégage une énergie et une âme poétique qui renvoient à l’optimisme des pionniers du progrès et de la conquête spatiale. C’est cette vision d’anticipation (le décollage, l’homme sur la Lune) qui époustoufle ici, le morceau devant une sorte d’hymne à la modernité et de projection vers l’avenir dans laquelle toute la civilisation occidentale se retrouve. Telstar grimpe en première position dans les charts et devient l’un des premiers morceaux anglais à atteindre le n°1 des ventes de disques aux Etats-Unis. Meek est élu compositeur de l’année. Le single s’écoule par millions, n’étant dépassé quelques années plus tard que par la Beatles Mania. Meek jubile. La carrière des Tornados est lancée. On pense alors que quelques belles années s’ouvrent à lui. Au sein des Tornados, Meek a repéré dès son entrée en scène le jeune Heinz dont il tombe éperdument amoureux. Le bassiste répond à ses avances et devient son favori. Il n’aura de cesse dans les années qui suivent de lui monter une carrière solo. Attendu par les studios qui se méfient de son succès, Meek peine toutefois à équilibrer les recettes et les dépenses. Sa relation avec le Major Banks est conflictuelle et sa folie gagne du terrain. Il enchaîne les lancements ratés et se fait voler quelques vedettes en devenir par de plus puissants que lui, à l’image d’un Tom Jones qu’il est parmi les premiers à enregistrer mais qui va faire carrière chez d’autres.

Drame réaliste

Meek devient méfiant. Il commence à mélanger ses fantasmes et la réalité. Il est persuadé que la concurrence l’espionne et copie ses secrets de production. Entre temps, ses gimmicks sont reproduits par d’autres et cela nourrit sa paranoïa. En 1963, il reçoit une amende après s’être fait arrêter dans des toilettes publiques. Il vacille, honteux que sa mère apprenne la chose. Sa folie gagne du terrain. En 1967, un homosexuel avec lequel il a, semble-t-il, été en affaires (et qui aurait participé à de spectaculaires orgies dans la banlieue de Londres) est découvert mort, le corps dispersé en petits morceaux dans deux valises. Meek est terrifié à l’idée d’être interrogé pour le meurtre du jeune homme. La pression financière est maximale. Banks doit être supplié pour la moindre dépense et le loyer de Miss Shelton n’est plus assuré depuis de longs mois. Les membres originaux des Tornados le quittent. Ses productions en quelques années ne font plus l’événement et sont concurrencées par le nouveau son représenté par la Mersey Beat et les Beatles en particulier. Meek est débordé. Pire que ça, Telstar qui aurait du lui rapporter des centaines de milliers de livres en royalties et lui assurer une fortune éternelle lui vaut une attaque pour plagiat en France (Jean Ledrut compositeur de la Marche d’Austerlitz est à la manoeuvre) qui amène à ce que l’intégralité de ses revenus soit gelé dans l’attente d’un procès qui ne vient pas (et lui donnera justice… après sa mort). En février 1967, c’est un Meek en perdition qui erre dans un studio à la dérive. Heinz vole de ses propres ailes et s’est trouvé une petite amie. Les dernières productions Meek ont été des flops. Des maîtres chanteurs et amants d’un soir lui écrivent pour menacer de révéler sa face sombre. Meek se shoote aux amphétamines et ne sort guère plus de chez lui que pour tenter d’écouler quelques chansons auprès de maisons de disque qui sont trop heureuses d’accélérer sa chute en le repoussant. Lorsque sa logeuse monte pour lui réclamer le loyer du mois, Meek se met dans une colère noire et finit par l’abattre avec une carabine qu’il a confisquée à son ancien protégé Heinz (lequel l’utilisait pour tirer sur des oiseaux depuis le bus de tournée). Désespéré et sans doute conscient d’avoir commis l’irréparable, Meek retourne l’arme contre lui et se suicide. Fin de l’histoire.

Difficile de croire comment on en est arrivé là en quelques années. Selon les versions, il se raconte que le tir sur Miss Shenton aurait été accidentel. C’est la version que retient Telstar, le film qui est consacré à la vie du producteur et qui mérite le coup d’oeil. Le studio est démantelé. Les bandes sont vendues. On y trouve des enregistrements de Bowie (musicien à cette époque), de Jimmy Page et de quelques autres célébrités. L’histoire maudite de Joe Meek et de ses miraculeuses productions devient une sorte de légende urbaine. Son nom est redécouvert par la génération qui suit. Meek devient l’idole de Daniel Treacy des Television Personalities mais aussi de Morrissey. Il est possible que le mystérieux « ghost of Troubled Joe » qui ouvre A Rush and A Push And The Land is Ours soit une référence implicite à Joe Meek. Plusieurs indices concordent : le fantôme, allusion au spiritisme de Meek, son prénom bien sûr mais aussi les constantes allusions homosexuelles dans le texte qui discréditent l’interprétation traditionnelle qui voudrait que Morrissey parle de Joe Moss, leur premier manageur. Cela ne colle pas et il est probable que la véritable identité du fantôme soit celle du producteur maudit. L’hypothèse n’a pas été testée ailleurs et mérite d’être discutée. Muse, plus tard encore, rendra un hommage appuyé à Meek et surtout au guitariste des Tornados qui n’était autre que George Bellamy, le père du chanteur Matthew. Knights of Cydonia est une référence directe à Telstar. Meek remplit des stades par procuration. Des membres des Tornados font de belles carrières.

Que reste-t-il de tout cela ? Meek est l’ancêtre de Kraftwerk mais d’aussi une bonne partie du rock psychédélique, l’ancêtre de la distorsion, des pédales d’effets et d’une bonne série d’innovations qui ne deviendront l’apanage du rock que des années après lui. Telstar, à l’image de son auteur, est un témoignage spectaculaire, détaché du temps, qui témoigne de son génie et de sa hauteur de vue, de la beauté de sa vision, de son romantisme et de la lumière intérieure qui l’animait. La musique est souvent une histoire de défaites mais plus rarement une histoire de conquête. Meek faisait partie de cette race des conquérants. Son travail est facilement accessible aujourd’hui dans des compilations très bien faites et qu’on recommande dans leurs approches thématiques : les femmes, les instrumentaux. Meek rêvait de composer un opéra. Il a vécu à la place. Comme Oscar Wilde, bien sûr, son idole et son maître. Il est mort dans la confusion et la poudre. On a vu mieux mais le bruit ne lui a sûrement pas déplu. Avec la cervelle en compote, il aurait bien appuyé sur la touche « record » pour saisir la détonation et commander une autre prise.

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