[Tribune] – Rick Astley joue les Smiths et fait le buzz : le rock est-il devenu un mème ?


Malgré une programmation époustouflante et un line-up concentrant des dizaines d’artistes majeurs, l’événement du festival Glastonbury 2023 (celui qui aura fait le buzz et donné lieu au plus de commentaires) aura été le concert donné par le vétéran Rick Astley  en compagnie du groupe mancunien Blossoms – formation qui se classait n°1 en Angleterre un an avant avec son nouvel album – pour un set constitué exclusivement de chansons de The Smiths. En 16 morceaux, Rick Astley et Blossoms proposaient ainsi une balade artificielle et nettoyée de toute aspérité (outrance politique, ambiguïté sexuelle, abrasion électrique) dans l’une des œuvres les plus incandescentes, brillantes et riches du rock anglais moderne. Les Smiths et leurs chansons étaient célébrées de manière œcuménique comme un « produit générationnel », principalement festif et régressif, achevant de transformer le produit artistique d’une vraie révolution post-punk, romantique et radicale, en « héritage patrimonial » aussi vivace qu’inoffensif. Séparés et divisés, désormais orphelins de leur bassiste Andy Rourke, les Smiths n’avaient même plus besoin d’exister pour triompher, même plus besoin d’être rattachés d’aucune manière que ce soit à leur propre histoire pour être intégrés de force dans la lessiveuse historique. Mieux que les Beach Boys qui tournaient avec ou sans Brian Wilson comme un canard sans tête, mieux que Queen privé de son chanteur et leader,  Rick Astley et Blossoms enfantaient d’une réplique suffisamment fidèle et inspirante pour faire oublier toute trace de l’original, améliorant de façon radicale les groupes de kermesse qu’on appelait jusqu’ici des tribute bands.

La conjonction de cet événement kitschissime conjugué à la disgrâce prononcée par l’industrie du disque vis à vis d’un Morrissey qui a désormais deux albums de chansons originales sur les bras pose la question du grand nettoyage mémoriel amorcé ces dernières années et qui vise à faire entrer le rock et ses outrances dans la grande lessiveuse spectaculaire proposée par Live Nation et ses épigones. Le rock moderne doit être un rock de stade et, parce qu’il s’adresse principalement à des vieux mâles blancs (qui y emmènent leurs enfants adolescents et, en guise de communion auto célébratoire…. leurs épouses draguées en musique à l’époque et embarquées ainsi dans la célébration), un rock tourné vers la célébration de sa propre histoire récente. Tandis que la plupart des artistes « en développement » jouent devant des salles vides, les critiques et les amateurs éclairés sont convoqués de plus en plus souvent à rejouer les « grandes heures de leur propre histoire » (et des époques passées) dans des renditions quasi parodiques de la splendeur d’antan. Ces messes de stade donnent lieu à des articles qui singent les chroniques d’antan, mettent en balance la qualité de la réplique par rapport à celle supposé d’un original que la plupart n’ont jamais connu en leur temps.

On ne s’étonnera pas ainsi que le triomphe romain de Rick Astley tombe au moment même où Depeche Mode signait un Stade de France grandiose et unanimement encensé par toute la critique rock hexagonale réunie autour du cadavre. Personne n’a vraiment relevé que le groupe, s’il offrait pour l’occasion une prestation vocale et musicale quasi irréprochable, avait perdu le caractère vénéneux et sombre qui faisait sa marque de fabrique et donnait un sens à sa synthpop. Qu’est-ce qu’un Depeche Mode qui inspire et procure de la joie tout du long ? Qu’est-ce que Depeche Mode sans les ambiguïtés et les tensions entre ses deux membres forts ? Ce qu’on disait de Cure il y a quelques mois renvoie à la même réalité mais est quelque peu atténué par la lourdeur musicale du groupe et le vieillissement physique d’un Smith qui, à l’inverse, de Gore et Gahan n’a jamais cherché à prolonger l’illusion d’un groupe qui ne vieillit pas. On préférera évoqué à l’appui de notre (petite) démonstration l’accueil reçu la semaine précédente par les Who à la Défense Arena. Comme pour Depeche Mode, le bataillon des critiques et fans avait été convoqué pour communier autour du groupe emmené par Daltrey et Townshend mais cette fois la sauce ne prenait pas : salle à demi vide et retours globalement frustré, le groupe ou ce qu’il en restait ne parvenant pas AU GOUT DU PUBLIC à se hisser au niveau de l’image qu’il devait renvoyer de lui-même. Trop lent, trop lourd, trop vieux sûrement. L’exemple de The Who (avec des critiques mitigées et qui isolaient des bons moments….tout de même) est symptomatique de ce qui se produit, à savoir comment le rock doit non seulement sonner comme du rock mais réussir également à entrer en coïncidence/résonance avec sa propre histoire/image/légende pour enchanter.

A cette aune, on se rend bien compte de l’impasse dans laquelle se situe cette nouvelle offre de spectacles qui pourrait (si elle veut être à la hauteur) être obligée de se débarrasser des vieux machins qui la portent. Il est bien évident que les Who originels sont trop vieux pour jouer convenablement les morceaux de The Who. Il est bien évident que les Beach Boys sont trop âgés pour jouer leurs propres morceaux. Les Rolling Stones sont une farce embaumée dans son propre mythe. On pourrait bientôt en dire de même de Bruce Springsteen et de Bob Dylan, voire même de Paul McCartney, quand on aura cessé de s’intoxiquer au plaisir de les voir vivants et en chair et en os…. L’avenir du rock (de cirque ou indépendant) est dans l’engagement d’acteurs, de sosies ou d’images de synthèse qui nous donneront exactement les sensations souhaitées, qui reproduiront non seulement LE SON propre aux morceaux mais aussi TOUTE L’EXPERIENCE qu’on peut attendre d’un concert de qualité supérieure en termes de foule, de sueur, d’émotion… jusqu’à nous rendre la capacité à nous RESSOUVENIR de ce qu’on éprouvait nous-même dans notre jeune temps.

C’est cet horizon du rock immersif parfaitement satisfaisant que préfigure le triomphe de Rick Astley et un Depeche Mode reconstitué à l’identique : celui d’un dépassement progressif des acteurs du réel par leur réplique améliorée et exploitables à l’infini.

Crédit photo : capture d’écran YouTube

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