Écrite dans une phase de reconstruction qui le voyait, flanqué d’un nouveau manageur, reprendre ses affaires en main, éponger une grosse décennie d’endettement et se rebâtir un catalogue de chansons (et de revenus), l’autobiographie de Tricky fait partie de ces livres qui permettent au lecteur de recevoir quelques enseignements, utiles ou non pour leur propre vie. Il se dégage en effet de ce livre une énergie vitale réjouissante et l’idée que l’on peut rattraper avec une passion bien placée (la musique) à peu près n’importe quel mauvais départ.
Tricky n’a en effet pas eu la vie facile. La première scène du livre raconte comment à quatre ans, il s’est retrouvé face au visage de sa mère, couchée dans son cercueil après un suicide (réussi) aux médicaments. La jeune femme était alors (comme toutes les mères) une lumière dans sa vie, femme libérée et vivace, noceuse et séductrice, rattrapée par une épilepsie stigmatisante qui l’aura conduite (sûrement entre autres choses) au pire. Tricky se retrouve dès lors confié aux bons soins de sa famille, mélange de bandits légendaires et de petits criminels du quartier de Knowle West à Bristol, où s’enchaînent les séjours en prison (des oncles surtout), les explosions de violence et les moments de tendresse. Tricky décrit le quartier comme un ghetto blanc. C’est une enclave qui, pour un gamin, est un réservoir d’aventures insensées et, pour le biographe, une mine d’anecdotes savoureuses. L’évocation de ce « patrimoine » familial où se côtoient déjà quelques musiciens, des voyous et quelques belles femmes-totems marque profondément le jeune garçon au point d’imprégner toute sa vie d’adulte et de revenir très régulièrement dans ce livre familial. Il engagera régulièrement des membres de sa famille mixte pour l’accompagner en tournée ou veiller sur lui. En grandissant dans cet environnement, Tricky se présente assez vite comme un petit animal sauvage, bagarreur, indomptable mais finalement assez sage dans le contexte, qui, après un premier séjour de deux mois en prison (pour utilisation de monnaie contrefaite), se promet de ne pas y retourner, ce à quoi il veillera avec application (et sûrement un peu de bol) pendant le reste de son existence.
On ne va pas résumer toute l’histoire. Hell Is Round The Corner est un livre conté/parlé composé d’interviews et de séquences écrites par Tricky lui-même et de propos recueillis auprès de ses proches ou de ses rencontres. Le style est très simple et l’ouvrage se lit facilement. Ces témoignages sont essentiels car ils permettent de palier la mémoire déficiente du chanteur. Tricky, au moment de l’écriture, semble avoir ralenti sa consommation d’herbe mais a perdu quelques neurones en route. Il raconte (notamment dans son épisode new-yorkais) comment il frôle avec la folie et réussit à s’en tirer lorsqu’on lui diagnostique une infection à la candida (candidose en français). La présence de ce champignon dans son organisme (que des études récentes corrèlent à des maladies mentales comme la schizophrénie) conduit Tricky à observer un régime alimentaire strict et à éliminer le lait de son alimentation. Le traitement améliore son état mental supposément et lui permet de ne pas sombrer dans la noirceur. La dégradation, à travers les âges, de la qualité de l’herbe qu’il consomme par paquet du réveil au coucher pourrait expliquer aussi bien des choses.
Ceci dit étant dit, Hell Round The Corner brille surtout par ses moments de grâce. Les débuts auprès de la Wild Bunch puis de Massive Attack sont amusants et aussi savoureux que son amitié d’adolescence avec son copain Whitley. Tricky devient rappeur malgré lui, mais s’impose assez vite comme un passeur de musique extraordinaire. Il n’est pas suffisamment structuré pour accepter les contraintes et n’en fait qu’à sa tête. Il peine à se pointer à l’heure aux concerts, aux répétitions et conçoit la réitération (des spectacles, des chansons) comme une compromission, se promettant assez vite de ne pas agir « en roue libre ». Il quitte Massive Attack après leur avoir livré leur premier single avec l’énorme Daydreaming parce qu’il les trouve trop ambitieux. La rencontre avec Martina Topley-Bird, au pied de son immeuble, tient du miracle. Ils s’aiment (très rapidement et pendant très peu de temps), font un enfant et enregistrent Maxinquaye à une vitesse hallucinante. Tricky devient le chouchou de l’Angleterre et connaît un succès phénoménal. L’album à la réécoute reste une avancée monumentale pour ce qui sera appelé (à tort selon lui) le trip-hop ou le son de Bristol. Il ne porte pas Portishead dans son cœur, c’est le moins qu’on puisse dire. Tricky a un peu de mal à gérer le succès. Il file à New York où il se perd un peu, puis à Los Angeles où il s’installe après le 11 septembre. La vie ressemble à une nuit en boîte de nuit infinie qui durerait 20 ans. On croise pêle-mêle Shaun Ryder, Terry Hall, Prince et quelques autres pour quelques scènes croquignolettes et qui animent le tableau.
Le séjour américain occupe une bonne partie du livre. Le musicien fait ce qu’il préfère : la fête. La musique passe presque à l’arrière-plan, même si on comprend qu’il livre de temps en temps ce qu’il faut pour pouvoir satisfaire le label (son histoire d’amour avec Island prend fin alors avec le départ de Chris Blackwell) et maintenir un train de vie de rock star où les limousines (il ne conduit pas) coûtent une blinde et où tout lui est dû. Tricky aime composer allongé à même le sol. Il écoute des disques, joue du piano et sample des boucles. Il assemble et recompose, réalisant à travers ses morceaux une drôle d’alchimie instinctive et organique dont lui seul a le secret. Il évoque avec humour comment il réalise en un tour de main (et pour un paquet de dollars) un remix simultané pour Stevie Wonder et Yoko Ono, en attribuant la musique de l’un à l’autre et vice versa, pour pouvoir aller danser avec son cousin de passage cinq minutes après. Tricky parle assez peu des filles. Il évoque ses chanteuses mais évite soigneusement les zones d’ombre. C’est un peu la faiblesse du livre : le parcours est rendu de façon plus fluide qu’il l’est certainement, plus cohérent, plus tranquille aussi alors qu’on l’imagine chaotique et ténébreux. C’est la reconstruction qui veut ça. Il fraie avec les gangs, se fait cornaquer par de drôles de bonhommes et déménage tous les deux mois. Son instabilité transparaît en creux dans le livre, comme s’il ne tenait pas en place ou ne faisait jamais que passer. Tricky se décrit comme un solitaire qui voyage en bande. Il n’a pas de grands amis, ni d’attaches véritables. Il aime passer du temps seul et écouter de la musique. L’Amérique le consume et ne lui inspire pas sa meilleure musique. On lui demande de refaire Maxinquaye, ce qu’il se refuse à faire. Il joue dos au public, aime l’ombre quand sa célébrité lui impose la lumière. Tout est affaire ici de règles du jeu. La vie est une expérimentation permanente, un terrain de jeu où seule la liberté individuelle (de décamper, de ne pas faire) s’applique en loi.
Tricky ne fait pas de compromis. Sa discographie en témoigne. La biographie parle paradoxalement assez peu de ses albums. Quelques pages sur Nearly God et Pre-Millenium Tension, puis on passe assez vite sur Angels With Dirty Faces et Juxtapose, avant le « retour de flamme » sur le collaboratif (et donc plus commercial) Blowback. Tricky n’a pas à insister sur la valeur de son œuvre et on reste un peu sur notre faim quant à l’exploration de ses intentions. Hell Is Round The Corner évoque plus le comment que le pourquoi. C’est la limite des autobiographies par rapport aux biographies. Mais l’ensemble reste passionnant. Le séjour parisien, et notamment sa longue résidence au 104, dans le XIXème arrondissement de Paris, offrent quelques jolies pages, émouvantes et combatives pour qui a pu traîner là durant ces années-là. La réalité était moins rose et plus toxique. Tricky affirme à travers les différents épisodes sa nature généreuse et son « bon fond ». C’est ce qu’il faut retenir. On peut être une canaille parmi les canailles et pas l’être tant que ça.
Hell Is Round The Corner est une biographie « à l’américaine » où la rédemption et l’amélioration de l’homme sont normalement au bout du tunnel. Tricky grandit. Il analyse. Il apprend. Ce mouvement enrichissant qui aurait pu nous faire croire à la bonté de la nature humaine se ramasse sur les derniers mots, lorsque la fille du chanteur, Mazy, se suicide et laisse cette belle histoire se fracasser sur une béance, un trou noir moche et béant, qui absorbe par sa brutalité et son absurdité, tout ce qu’on pensait avoir retenu. Tricky est, avec ou sans biographie, l’un des personnages importants de notre présent musical. Son témoignage est, par-delà son destin, est une fabuleuse illustration de ce qu’est un homme libre de faire le bien et le con à la fois, le beau et le bête, le sublime et le moins glorieux. L’ouvrage invite à réécouter l’œuvre et à essayer de mesurer qui de l’homme ou de son art est le plus grand et dépasse l’autre.