Que reste-t-il d’Interpol ? Cela fait plus de quinze ans maintenant qu’on s’interroge comme on s’interrogeait (et qu’on s’interrogera sûrement dans quelques mois) au sujet de la disparition de The Cure avant ou après 1992 (on a tendance à situer le mouvement après Wish). Notre critique de Maurauder qu’on pourrait reprendre sans y toucher quatre ans après y revenait dans les grandes largeurs. Faut-il attendre un jour que le groupe retrouve l’élan de 2002 ? Quelle trace de ce passé brillant les nouveaux disques gardent-ils sur eux ?Non bien sûr. Pas une chance. Quant aux traces, on y reviendra par la suite. Il y a toujours du Interpol dans les disques d’Interpol comme il y a du Cure dans Cure, comme si le groupe gardait la mémoire de lui-même et que cette mémoire suffisait à l’identifier et à construire ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, un style inimitable. Car oui, il y a une identité Interpol qui circule entre leurs désormais 7 albums et qui fait qu’on est toujours là et intrigués à l’idée de les fréquenter.
On a tenté d’accuser le producteur la dernière fois. On pourra cette fois contextualiser les raisons du renoncement : The Other Side of Make-Believe a été composé quasi intégralement pendant la crise sanitaire. Les sessions prévues n’ont pas eu lieu et le disque s’est construit par correspondance avec des envois de séquences, de plages, par mail, aux quatre (trois en l’occurrence) coins du monde. Banks en Ecosse. Kessler en Espagne. Fogarino aux Etats-Unis. Album écrit par correspondance donc avec des voix qui sont comme éteintes, sans envolées, de peur peut-être que les voisins ne se plaignent. Les Interpol se sont ensuite retrouvés IRL comme on dit, à Londres, pour faire le travail sous la houlette du producteur Flood, l’un des poids lourds du milieu indé. L’époque peut-elle expliquer ce qui arrive ? Interpol n’a même plus pour lui d’avoir enrôlé Kristen Stewart pour un clip comme la dernière fois. Alors quoi ? Ce qu’il reste…
On ne va pas faire durer le suspense. The Other Side of Make Believe n’est pas grand-chose si on s’en tient à nos standards habituels et à ce que le groupe a jadis livré de meilleur. Il est affreusement lent et sans presque aucun relief. Les mélodies sont quasi inexistantes et les variations si peu surprenantes qu’on croit assister parfois à une « impression » factice, une sorte de bande-son « à la manière de » enregistrée pour une bibliothèque musicale destinée à être donnée dans une pizzeria new-yorkaise stylée, une partouze d’amateurs de musique indé ou un défilé de mannequins branchés. Pour la première fois de surcroît, la voix de Paul Banks n’est pas dominante ou, du moins, ne nous impressionne pas. Elle est mixée un peu en retrait et cantonnée au registre qui est le sien quand elle veut se faire discrète ou récuser sa force barytonne. The Other Side of Make Believe a parfois l’allure souffreteuse et atmosphérique des travaux solo de son chanteur comme Banks, son album solo de 2012. Le tout serait donc au choix inutile ou carrément ennuyeux si notre oreille n’était comme attirée par une grâce sous-jacente qui rend l’écoute du temps vaguement enivrante et, d’un point de vue quasi biologique, satisfaisante.
Ce sentiment ici de communier au ralenti avec quelque chose de familier et de rassurant, quelque chose qu’il nous faut, se renforce au fil des écoutes, comme si de la lenteur émergeait lentement un schéma secret (un « pattern » gibsonien) qui se mettait à émettre une sophistication émouvante et grandiose. Se fait-on un film pour sauver les meubles ? Ou est-ce qu’il y a vraiment quelque chose qui se dégage d’un titre comme Fables. On distingue alors les variations remarquables de Banks au chant, les décrochés aventureux de la production et du jeu de guitare de Daniel Kessler. Et l’on écoute le texte : « Roll up the window/ You might get stolen/ You might get stolen. » En orchestrant (involontairement) sa disparition en tant que groupe punk rock ou post rock cold wave, peu importe (Interpol aura toujours suffisamment de titres rapides piochés dans sa discographie pour survivre en concert et ne pas nous tuer d’ennui), Interpol agit dans un registre infra-intelligent, fantomatique et cafardeux qui est presque aussi varié et intéressant que ce qu’il réussissait à faire avant. Les titres de cet album prennent alors un tour particulier : ni bons, ni mauvais mais amis, soyeux, caressants et presque indispensables. Gran Hotel est énigmatique et sombre. Peu importe sa longueur. Peu importe son manque de flamboyance. Il s’agit bien de caresser la trace du groupe disparu, de ressusciter les morts. La chanson résonne comme un exercice spirite du groupe dirigé vers lui-même. « I see you in everything/ I See you in everything/ So close i’m taking notes/ Oh my brain/ Will you be faithful ?/ Will you be my origin ?/ I’ll leave these obsolete gardens/ A burnong cuz i’ll do anything/ To know you are here again. » Banks chante ici de façon habitée ce qui est rare chez lui. Il s’adresse bien entendu à la femme aimée mais aussi au souvenir de son jeune temps évanoui, à l’origine de l’art, au début de toute chose.
Dans ses meilleurs moments, The Other Side of Make Believe fait penser à un « os de seiche », une sculpture élémentaire née de la dissolution du corps organique qui le renfermait. Il y a une pureté squelettique dans l’expression, une pulsation primitive, dérythmée, presque expérimentale, et post mortem qui se dégage des signaux envoyés par le cadavre du groupe qui peut s’avérer bouleversante. C’est ce charme morbide qui change cet album raté en album de la continuité et du souvenir, un disque tout à fait écoutable, fréquentable et aimable parce qu’il ne s’épuise jamais à faire semblant. On n’exclut pas d’intellectualiser ce qui ressemble aussi à un four mais condamner tout net ces onze morceaux parce qu’ils n’iraient pas assez vite ou manqueraient de panache serait tout aussi idiot. Même Renegade Hearts, un titre sans qualités, s’écoute. Que dire alors des plus jolies réalisations que sont ceux le chouette Mr Credit, pourtant si figé sur un motif de guitares déjà joué mille fois par Kessler, ou l’impeccable Passenger, probablement notre titre préféré du lot. Banks à qui l’on reprochait ses paroles sans queue ni tête n’a jamais aussi bien chanté ni écrit. Il faut lire ça de près :
« Free from these fables / We can grow / And blossom into bodies/ Too frail to hold / As I commit to this high wall of love/ Will I ever sleep/ While I wait for the world to give it all back? »
C’est quand même admirable et d’une intelligence redoutable. The Other Side of Make-Believe est un disque peu emballant qui cache sous lui une interrogation sur le temps qui file, l’espacement des choses et des événements, la perte de mémoire. C’est un album qui n’agit jamais dans l’évidence mais dont les mille et une nuances (d’ennui et de gloire passée) occuperont l’esprit et la sagacité pendant de longs mois. Écoutez les guitares sur Greenwich, qui s’égarent en boucles et en nappes, qui changent la mélodie en brume. Écoutez la batterie sur Big Shot City qui se change en tonnerre électrique.