Dominé médiatiquement par la masterclass donnée par Jean-Michel Jarre dans un Dôme pionnier en matière de rendu du son, le 5ème festival Le Mans Sonore l’était artistiquement par la présentation exceptionnelle du Tomorrow Comes The Harvest de Jeff Mills, Prabhu Edouard et Jean-Phi Dary. Célébré par un excellent enregistrement live sorti en septembre dernier, Evolution, le projet Tomorrow Comes The Harvest prolonge le travail du pape de la techno de Detroit, Mills, et du batteur, disparu en 2020, Tony Allen. Les deux hommes avaient théorisé autour de 2018 une pratique exemplaire assise sur l’improvisation et l’idée selon laquelle la meilleure musique devait se respirer autant que se jouer. Tomorrow The Harvest (qui donne lieu à un premier disque live à l’époque, avant la mort de Allen) est devenu, quelques années plus tard, un cadre ouvert et évolutif dans lequel Mills invite des musiciens doués à poser leurs valises et leurs instruments. Ressuscitée la moisson embarque ainsi le joueur de tabla le plus en vue de l’Hexagone, le franco-indien Prabhu Edouard, disciple du maître indien Pandit Shankar Ghosh, et le non moins talentueux Jean-Phi Dary, aux claviers et synthés, autre Français déjà croisé chez Oxmo Puccino, Papa Wemba ou… au théâtre. Le trio s’engage dans la salle bondée du théâtre des Quinconces au Mans, pour un voyage que Mills introduit avec une assurance polie avec un exposé de ses intentions : partager un moment, créer sur le pouce une musique qui n’existerait qu’ici et maintenant et marquerait la rencontre des trois hommes avec l’assemblée.
Tomorrow The Harvest fonctionne de facto très vite comme un trio jazz un peu atypique où le lead est strictement partagé entre les trois hommes. Mills aux platines et aux percussions initie souvent la conversation en balançant un beat, un rythme, une séquence que Prabhu Edouard va souligner, augmenter ou détourner de son but initial en faisant feu de tout bois. Le travail de Jean-Phi Dary est plus « disruptif » et amène bien souvent une couleur différente à la séquence initiale. Les trois hommes communiquent peu sur scène mais le ballet est fascinant et remarquable de maîtrise. Le trio tâtonne, explore les pistes une à une avant de saisir ce qui vient : une progression qui pointe le bout du nez, une source d’exaltation ou un simple effet de résonance qui offre aux instrumentistes une voie pour converger et enclencher un mouvement vers l’avant. Le public vibre aux sons des efforts de chacun et valide par des claquements de mains, ou un souffle coupé, le chemin trouvé par les trois hommes qui, encouragés, accélèrent le tempo et s’enflamment. L’énergie de Prabhu Edouard, installé au milieu de la scène, et en retrait, est évidemment la plus palpable et la plus visuelle. On a souvent le sentiment que c’est lui qui domine. Le joueur de tabla déploie ses dix paires de bras pour imposer la cadence, ajoutant à son talent, et à plusieurs reprises, celui du chant, tantôt en indien (on le suppose) mais aussi en vocalises ou scat habité. Mills est plus économe mais tout aussi décisif. Après avoir initié le morceau, il s’efface souvent pour laisser à ses compères le soin d’asseoir le morceau, avant de revenir en prenant au bond la balle qu’on lui tend. Il joue de ses machines électroniques avec autant d’agilité et de vivacité que ses comparses, tandis que Dary passe d’un piano/clavier à un autre. Classique ou jazzy, il n’hésite pas à assombrir l’ambiance en usant d’un synthé au son plus métallique et offre des contrepoints savants et souvent très inspirés aux propositions de deux autres.
Si le disque Evolution a été capturé lors d’un live dont on retrouve les motifs/les chansons sur la scène mancelle ce soir là, il va de soi que Tomorrow The Harvest ne dégage pas du tout la même chose lorsqu’on l’entend en direct et lorsqu’on l’écoute chez soi. L’engagement du trio est intense, les hésitations assez nombreuses mais l’enthousiasme, la virtuosité et la capacité à retomber non seulement sur ses pattes mais sur des thèmes fulgurants, époustouflent d’autant plus qu’on leur fait face. La placidité souriante d’un Mills est épatante et contraste avec le visage concentré et presque habité de Pradhu Edouard. L’expérience est flatteuse, passionnante et presque grisante tant elle met en jeu de talent.
Après une 1H15 de musique, le trio se lance dans une dernière salve, improvisée mais encore plus vive que ce que l’on avait entendu avant. Mills retrouve des accents techno et club pour faire se lever un public qui entre en communion véritable avec les trois hommes. C’est à la fois fantastique et brillant. Mills prend la parole une dernière fois avec une grâce et un charme extraordinaires et l’on en reprend pour une bonne dizaine de minutes de musique concentrée et inoubliable. La moisson (d’émotions), c’est maintenant !
Photos : Fabienne Bonomelli pour SBO