Mister Dupieux ne fait rien comme tout le monde. Qu’il réalise des films plus proches du « long court-métrage » ou bricole des musiques dissonantes, toutes ses productions ont une forme n’appartenant qu’à lui. C’est un homme libre, mais dont l’univers semble, quelques fois, se réduire au coussin péteur. S’éloignant de cette posture dissidente et désinvolte (très répandue dans la sphère aristocrate french touch) qui voudrait faire souffrir notre ouïe de rythmes plats, Mr. Oizo – son alias de scène musicale – a compris que ses manies et obsessions musicales constituaient un handicap pour ses films.
La musique de Mr. Oizo était loin d’être mauvaise, notamment quand elle s’alliait à un collaborateur à l’oreille raisonnable, tel Gaspard Augé pour Rubber. Cette remarque vaut aussi pour ses associations hors film avec d’autres, comme Boys Noize, où ses comparses arrivaient à dompter les travers obsessionnels de l’oiseau, pour une hybridation du meilleur des genres. Mais avec Mandibules, Quentin Dupieux a décidé de la jouer simple : sous-traiter sa musique au groupe Metronomy. Sage décision.
Fine bouche
Évidemment, c’est un progrès, mais ne lui en demandez pas trop. Les copains d’abord ! On fait travailler le clan Ed Bangers ; pas besoin d’aller chercher loin. D’ailleurs, les britanniques de Metronomy ont toujours signé une musique à l’image de ceux qui les écoutent : légère comme l’allure des jeunes gens en fleur, celle de la jeunesse des grandes écoles, aux corps longs et efféminés. Mélodieuse et céleste comme seule leur vie leur permet (l’album The English Riviera en 2011 a fait fureur dans cette frange de la population). Mais toujours avec une lichette d’étrange, plus audible encore dans leur premier album électro-rock lo-fi comme Pip Paine (Pay the £5000 You Owe), leur conférant de surcroit cet aspect guindé et élitiste. Un compromis parfait pour Dupieux, au demeurant. Notre haut perché leur a demandé de signer la B.O. Résultat ? Une seule piste. Pourquoi…? Parce que! Voyons… Sacré Quentin.
Tant mieux, cela nous demande moins d’efforts. Démembrons les Mandibules de cette piste. Le début commence comme une musique d’ascenseur, entêtante comme ces dernières peuvent l’être. Avec son chant de flûte innocent et plein d’entrain, elle fait écho à celle, versant sombre du morceau Sympho8 de l’album filmique Rubber. Elle rappellera aussi à certains enfants des années 2000 la joyeuse bande-son du jeu vidéo 1001 Pattes (A Bug’s Life) par Andy Blythe et Marten Joustra (attention, le jeu vidéo adaptée du film Pixar, non le film en lui-même)… mais en beaucoup moins bien. Dupieux a du se souvenir de l’harmonica éraillée présente dans Black Eye/Burnt Thumb des Metronomy avant de les choisir. Nous sommes conscients que la finesse n’est pas de mise ici, elle doit être au diapason du matériau de départ : l’histoire de deux gentils benêts, Jean-Gab et Manu, tombant sur une… mouche géante qu’ils tentent de dresser pour… voler des bananes. Entre-temps, nos trois zouaves rencontreront quatre jeunes bêtas les accueillant dans leur villa, mais d’une idiotie… toute autre.
Regarder un film de Dupieux, c’est accepter de s’embarquer sur le fleuve de la connerie. On y monte pour ne plus pouvoir y descendre pendant 75 minutes. Tout y semble lié au contingent, à l’aléatoire ; personne ne s’y comprend, mais peu importe : l’essentiel, c’est d’être ensemble. Et il est indubitable que ce petit pipeau sert à merveille le jeu d’acteurs du Palmashow (Grégoire Ludig et David Marsais) et des autres, qui n’est pas tant une performance difficile, tant la bouffonnerie de ces sous-doués semble se confondre avec le tempérament réel des acteurs (ceux masculins en particulier). D’ailleurs, l’un est joué par Roméo Elvis, avec lequel Mr. Oizo s’est amusé à sortir l’EP Pharmacist, dont les deux titres sont… le symétrique inverse de l’autre. Un pur exercice de style sonore à la Raymond Queneau, intéressant plastiquement, mais sans queue ni tête. Décidément, il était tant que l’Oizo se volatilise des films de Dupieux.
Démantibulés du cerveau
La piste des Metronomy est loin d’être aussi monotone et frêle que la met en scène le film. On aurait pu le penser, la piste n’intervenant que deux fois… et uniquement dans son premier segment musical, simplet comme bonjour. Dommage que Dupieux n’en exploite pas la substantifique moelle, car le groupe avait pourtant bien saisi le synopsis de 5 lignes de Mandibules. Et mieux encore, l’esprit frappadingue de son auteur.
La piste nous surprend en bien, avec ces accords de guitare baba-cool de cette Riviera hypnotique et étrange du métrage. Elle nous remémore les meilleurs souvenirs que l’on en garde, tels les dialogues ubuesques de nos gobe-mouches, autour de la piscine. Ou encore les quiproquos tournant autour de la mystérieuse Dominique (délicat nom donné à l’adorable bébête… vous saisissez l’ampleur du délire ?). Des moments qui, en vérité, se déroulent dans un silence musical absolu : il faut dire que la musique dans les films de Mr. Oizo a commencé progressivement à s’évaporer depuis son retour en France, et cette disparition s’est accélérée depuis son précédent, Le Daim, au grand dam des fans de l’oiseau. En fait, il a retrouvé le sel qui faisait son moyen-métrage Nonfilm : des dialogues en plein silence, leur nudité soulignant leur absurdité. Incroyable pour un réalisateur-compositeur, qui aura fait jouer en tant qu’acteurs une palanquée de musiciens dans ses films : Kavinsky, SebastiAn et Sébastien Tellier dans Steak, Busy P dans Rubber, Marilyn Manson en fan d’électro (sic) dans Wrong Cops, etc. Même Gaspard Augé passe une tête dans Mandibules. Et pourtant, c’est vrai. En près de 75 minutes de film, avec plein de moments flasques comme il les apprécie – ces suspensions allongeant notre perception de la durée -, ce-dernier aurait pu quand même insérer une ou deux parenthèses musicales des Metronomy. Aurait-il perdu son antenne musicale ? Oui-oui, mais non-non! Puisqu’on entend – comble de l’ironie – quelques titres populaires faisant partie du score, et pas des moindres : du funk avec le merveilleux She can’t love you de Chemise, du rap avec Drop de Pharcyde… et même l’artiste dans le Top 3 des musiciens les plus insérés au cinéma, un certain Bach.
On entend la presse branchouille s’écrier : « Quésaco ? Dupieux met de la musique populaire ? et qui plus est, hors de la famille d’Ed ? Mais quelle mouche l’a piqué ? Si ça continue comme ça, le pépère, il va faire jouer Keen’V à la place de Roméo (rappeur doté d’une « France Inter cred« , donc… ça passe)! Pire, il va signer la bande-son du prochain Dany Boon ?! Il file un mauvais coton, celui-là! Sinon on vous mettra plus en couverture de Télérama, attention hein ? Reprenez-vous, monsieur Oizo ! ». Ne les écoutez pas ! C’est oublier que figurait déjà dans Le Daim du Joe Dassin. Le pas vers une musique plus « pop » lui réussit, et c’est tant mieux, sans pour autant s’engluer avec la populace! On sent le Dupieux coincé mais pourtant tenté par l’autre bord, celui du mélodieux. De passer d’une musique inesthétique à une musique plus accessible ; ou plutôt, un juste équilibre entre le snob et la pop. Et ça, c’est assez fascinant à observer.
La mouche tache
Trêve de conneries. Ce n’est donc pas vraiment le sens de la musique que Dupieux a perdu, même s’il nous surprend avec cette soundtrack et ces silences. C’est plutôt ce qu’il en fait, sa gestion de celle-ci. Autant il perd en tempo avec la musique, autant son film en gagne dans ses répliques . D’ailleurs, les morceaux de Chemise et de Pharcyde sont délibérément vite expédiés. Dupieux lésine sur la musique de Metronomy : c’est tant mieux pour son film (c’est vraisemblablement son meilleur), mais c’est tant pis pour les musicophiles. Et nul ne dit qu’il n’aurait pas pu faire mieux en incorporant les diverses phases du Main Theme. En tout cas, le meilleur de la piste s’en voit démantibulé, alors qu’il est encore à venir.
Puis vient la partie du malaise, celui où la piste prend une tournure électronique et inquiétante, où les aboiements d’un labrador augurent une scène de mastication par notre cher diptère. Dès lors, la piste devient excellente, avec un pianotement synthétique en pattes de mouches conférant la dimension inquiétante du film. Quel gâchis de ne pas l’avoir utilisé, cela aurait posé un voile d’étrangeté musical sur la fin d’aventure de nos deux pieds nickelés. Peut-être que Dupieux s’est refusé à surligner encore l’étrangeté de son univers en hachant le morceau. Il n’en conserve uniquement la phase la plus simple et naïve, car pourquoi se casser la tête dans un monde par essence déjà étrange et déraisonné? Ses films dérangent, car ils n’obéissent à aucun chemin balisé. Et d’une certaine manière : notre réalité ne dépasse-t’elle pas, par moment, la plus folle des fictions? À une époque où l’argent se frappe sur de simples morceaux de papiers et où un virus invisible nous horrifie? Pourquoi perdre son temps à se demander « pourquoi-ci ? pourquoi ça ? Vous avez quatre heures.
Il y a des choses qui ne méritent aucune explication ; voire même, qui échappent au domaine de l’explicable. Dès lors, autant être n’importe qui et faire n’importe quoi comme nos deux gonzes. Finalement, l’unique morceau des Metronomy fait sens dans l’insensé, jusqu’à en bourdonner dans nos têtes. Un peu comme les thèmes des compositions franchouillardes de Vladimir Cosma ou de François de Roubaix que Mr. Oizo appréciait tant plus jeune. Les Metronomy ont très bien cerné l’univers incompréhensible mais pourtant palpable de leur hôte, ce Ionesco de la caméra qui tourne en dérision notre réel pour en montrer son invraisemblance. Rien que pour ça, on vous encourage, comme nos deux corniauds, à aller l’écouter au cinéma : « Taureau! »